mardi 15 septembre 2015

L’hostia di dumenicu



- Bon ghjornu o preti Matté.
Le curé sursauta. Ce n’était pas de bon augure, le salut matinal d’un mécréant comme ce chenapan de Dumènicu Bombacura. Il avait déjà versé du pétrole dans les saintes burettes, rempli l’encensoir de crottes de bique, raconté une version particulièrement salée de l’Evangile à des catéchumènes tous frais instruits. Liste non close, se rémora le curé au souvenir de sa chute pour cause de soutane accrochée à un clou qui dépassait de l’estrade au moment où il montait à l’autel, portant l’ostensoir. De plus le gamin savait mettre les rieurs de son coté. Même les ouailles les plus fidèles s’esclaffaient à entendre les récits de ces farces sacrilèges. Que pouvait-il bien avoir imaginé, aujourd’hui, ce pervers ? le curé avait d’autres chats à fouetter. Il décida de laisser passer. Mais le garnement le retint par la manche. Et résista au regard furibond de l’homme de Dieu. Le prêtre se calma, reprit possession de son bras d’un geste ferme, sinon impatient, cala sur son chef son bonnet carré d’une dextre énergique. Dumènicu ôta sa casquette, tenta de discipliner d’une main crasseuse la vigoureuse houppe filasse qui, quasiment verticale tendait à soulever sa casquette et, regard bleu limpide dans les yeux du prêtre, assurant sa voix, annonça.
- Je voudrais communier à la messe de demain mon père…
- Toi ? communier ? t’ai-je jamais entendu en confession ? Dumènicu prit une mine déconcertée.
- C’est obligé ?
- Non, mais il vaut mieux. Le prêtre tendit sa soutane sur sa bedaine avant de préciser… surtout si on a beaucoup péché.
- Mais je n’ai rien à me reprocher… rien de rien.
- Sache mécréant que face à Dieu un chrétien a toujours quelque chose à se reprocher. Preti Matteu dans son indignation s’était laissé aller à agiter les bras, secouant son missel. Reprenant maîtrise de ses émotions il les laissa aller le long de son corps replet.
- Et oui…
 - Ah bon. Le jeune homme paraissait dépité.
- Et oui… réfléchis…tu dois en avoir, sur la conscience… je ne pense pas seulement à un tour pas trop joli joué à un innocent… tu auras certainement fait pire.
Pendant qu’il parlait le prêtre réfléchissait à toute vitesse. Il l’aurait bien tenu tête à tête une petite heure dans un confessionnal, le garnement. Ça lui aurait fait une leçon, à Dumènicu. Mais allez savoir ce que ce mécréant allait encore inventer. La confession faisait peut être partie de son plan. Il croisa ses mains sur son ventre, pencha sa grosse tête, mufle en avant vers son jeune interlocuteur et décida de temporiser.
- Ecoute… je vais examiner ta proposition. Viens demain à la messe et  on verra ce que je peux faire.
Et toute la nuit le curé réfléchit à cette question. Que convenait-il de faire dans cette circonstance où un fidèle, un peu particulier il est vrai, semblait faire preuve d’une telle bonne volonté, qui pouvait légitimement passer pour suspecte néanmoins ? il réfléchit et s’endormit, rêvant d’un Dumènicu venant à lui et confessant Dieu en candide sincérité. Et à l’aurore il se réveilla d’un trait. Frais et dispos. Joyeux même. Dumènicu voulait s’amuser ; et bien il en aurait l’occasion. Au prix d’un léger sacrilège, mais Dieu y regarderait-il de si près quand l’occasion semblait si favorable au lustre de l’un de ses humbles serviteurs, et l’édification de ses ouailles ?

La messe déroulait son train devant un auditoire plus nombreux qu’à l’ordinaire. Preti Matteu doutait in petto que cela ait résulté d’un réel accès de foi des participants, mais il avait un vrai motif de satisfaction, ce matin, gardant un œil acéré sur le jeune Dumènicu Bombacura. Le jeune homme se tenait, assis sur la pointe des fesses, coi sur son banc, attentif à l’office, et peut-être inquiet de l’insistance du curé à toiser son regard…  regard qu’il ne pouvait toujours éviter. Le prêtre officiait ce jour là avec une lenteur extrême et il arriva à plus d’une reprise qu’une fidèle chenue soupire ou racle d’un  talon impatient l’agenouilloir. Mais Dumènicu se comporta exactement comme un fidèle doit le faire, attentif à la clochette et à tous les moments de l’office, assis quand il fallait s’asseoir, à genoux ou debout de même, et toujours fuyant les fulgurantes œillades de preti Matteu. Mais le temps passait et la messe était bien avancée, sans scandale et, au moment de la communion, alors que deux femmes décrépites  et trois bergers se levaient de leur chaise le curé fit signe à Dumènicu de s’avancer vers la sainte table. Autant dire que les autres fidèles firent prudemment place au jeune homme quand il alla s’agenouiller pour recevoir la chair du dieu vivant.
Mécréant à fendre l’âme le jeune Dumènicu n’en était pas moins superstitieux. Il n’aurait jamais osé donner des dents sur le corps de Christ. Il tendit la langue sur laquelle fut dévotement déposée l’hostie, grimaça parce que le goût du Christ qu’il devait laisser fondre dans sa bouche se révélait quelque peu aigre et rassis et il s’inquiéta soudain de l’œillade que lui avait adressé le prêtre en présentant le corps divin. Il eut du mal à conserver un visage impavide au moment où il prit conscience qu’il s’était de lui-même livré à l’ennemi. Alors il tenta de faire passer au plus tôt mais il avait beau s’escrimer de la langue contre le palais, le bon dieu refusait absolument de se laisser désagréger. L’Ite Missa Est fut un soulagement. Dumènicu sortit avec les autres fidèles sur le parvis, faisant le sourd au quolibet d’un quidam qui lui lança un
- O Dumè… qu’as-tu ? tu as avalé de travers ?
A vrai dire, Dumènicu ne put répondre, occupé qu’il était à déglutir une salive abondante et inefficace.  Il fila dans les rues, attentif à se fondre sur les murs des maisons grises, discret au point de refuser tant et tant d’invitations à communier auprès d’un autel auquel il était plus assidu. Se passant de son habituelle station dominicale au comptoir de son estaminet favori il rentra chez lui. Le père était content. Pour une fois son aîné était à l’heure pour le repas de midi. A table Dumènicu refusa de manger, prétextant un malaise, en fait toujours occupé à tenter d’attendrir le corps de Christ auquel il n’osait donner de la dent et un peu déconcerté par les souriantes manifestations d’inquiétudes paternelles ; sourire de son géniteur que Dumènicu évalua à deux sous le carat et qui lui évoqua celui de pretu Matteu au moment de la communion. Il avait du mal à tenir sur sa chaise. Et mourait de faim. Une heure plus tard, estomac vide et nez barrant la lèvre et un embryon de moustache jaunâtre jusqu’au menton le jeune Dumènicu tentait toujours de faire passer le divin corps de Dieu.
Il sortit sur la place vers les cinq heures et il commençait à y aller un peu des dents, puisqu’il fallait bien faire passer et les gens demandaient en souriant
- Mais qu’est ce que tu as… tu ne dis pas un mot… arrête de mâchouiller… etc… etc. Et Dumènicu ne répondait rien jusqu’au moment où il avoua, l’air contrit, dans un petit cénacle de mécréants rigolards de sa trempe
- Je suis allé communier ce matin et je n’arrive pas à faire passer l’hostie. On fit semblant de ne pas  comprendre mais il négligea de répéter. Néanmoins on se répéta la nouvelle de proche en proche dans un brouhaha apitoyé. Le bruit se répandit comme flamme dans la foule des villageois qui s’inquiétaient et Dumènicu fit semblant de ne rien voir des mines réjouies de ses habituels compagnons de bringue qui venaient lui prodiguer conseils et encouragements et lui demander s’il n’avait pas de mauvais goût dans la bouche. Et puis un grand échalas surnommé Pampasghjolu, très redouté pince sans rire lui lança
- soca t’a datu un vecchiu christacciu
et tout le monde de pouffer en catimini. Dumènicu pensa ‘ma messe est dite’ et il quitta le groupe des rieurs sur la pointe des pieds constatant qu’on n’est jamais trahis que par les siens. Le curé lui avait donné un vieux christ racorni. Il ne pouvait cependant quitter le champ sans prendre le risque d’ajouter aux moqueries à venir. Il se tint donc à l’écart, évitant tout contact, toujours occupé à tenter de faire passer l’hostie sans croquer dedans, toujours préoccupé du spectacle que donnait sa pomme d’Adam dans cet effort, et toujours se retenant de grimacer parce que le goût de Christ devenait réellement infect. Sur la fin de l’après midi, éprouvant pleinement les affres du ‘honteux comme un renard qu’une poule aurait pris’  il devint un  tel sujet de curiosité faussement compassée qu’abandonnant toute vanité il s’en fut chez lui. Une fois franchie la porte de la maison, devant l’âtre, le courage lui vint. Il lui fallait quand même savoir de quelle matière ingrate était composé le corps du Christ que le curé lui avait mis sur la langue, le matin, à la messe. Il n’y avait que sa mère, dans la salle commune. Discrètement, il sortit l’hostie baveuse de sa bouche et la déposa délicatement, du bout de la langue dans sa main. Et là il sut qu’il avait parfaitement été pris. Lui qui voulait juste donner à rire en se montrant à la communion se sentait perdu de réputation, joué par le curé, cible ordinaire de ses farces. Sûr qu’on en rirait, dans les carrefours, de son histoire, si on la savait. Il lui fallait dissimuler la chose. Mais il était déjà trop tard. Sa mère, qui l’avait contourné pour assister au miracle de la régurgitation le surprit et d’un geste vif lui tira la main qu’il mettait dans sa poche, saisissant prestement l’objet du malaise. La maîtresse femme montra alors à son Dumènicu affligé, tenue dans la lumière entre le pouce et l’index, l’hostie la plus indigeste que chrétien ait jamais eue à avaler, taillée qu’elle était dans un morceau de cuir blanc provenant apparemment de l’empeigne d’une chaussure fleurant les fragrances rancies d’antiques transpirations. La mère tapota le haut du crâne de son fiston en lui disant
- il a bien vu, Pampasghjolu… il t’a refilé un vieux Christ racorni, le curé, à la communion. Ça ne fait rien, ça te sera compté pour ton purgatoire. Puis inquiète dans son cœur de mère
- tu prendras bien une tranche de pulenta… mets toi à table.
Le jeune homme refusa et s’en alla se coucher.

Après une longue période d’abstinence circonspecte Dumènicu Bombacura se décida à renouer avec ses affidés de l’Eden, faisant dans l’humble bistrot une entrée de chat, explorant avant de franchir le seuil le moindre des recoins d’où pouvait jaillir une saillie meurtrière. Par la suite il fut de force à ignorer toute la gamme des ‘ayo… fais la descendre… ‘  ou ‘ça fait du bien quand elle passe’. Heureusement le temps a pour mission d’épuiser les malices. Il en resta quand même quelque chose. Il ententit maintes fois dire d’une viande un peu nerveuse ‘è comme l’ostia di Dumènicu’ et de même pour une entreprise aux résultats malencontreux et inattendus. Ainsi, au fil des années ‘l’ostia di Dumènicu’ finit par rejoindre au panthéon local des expressions familières celles déjà accumulées dans le passé telles ‘u cantonu di Talaviseddu’ et autres ‘calsonu di Ghjuvannu’ ou ‘spinu di Larenzu’. Ces locutions, éléments essentiels du patrimoine imaginaire commun égayent ou donnent gravité à la parole de nos campagnes. Venues d’époques dont la mémoire s’est quelque peu diluée au fil du temps elles  permettent aux initiés d’éclairer une situation peu facile à exposer, d’offrir une mise en garde salutaire, de souligner la cruauté d’une conjoncture ou de fournir un fonds de comparaisons commodes et imagées. Il faut les prendre en leur entièreté, et pourtant savoir, dans la diversité de leurs possibles emplois les distribuer avec justesse. Elles sont fruit de l’intimité que crée la vie de labeur et de joies quotidiennes avec les lieux, les choses et les imaginaires. Elles évoquent les odeurs de grenier et d’armoires familiales, sont un écho des voix désormais silencieuses qui certains jours bénits chuchotent encore dans nos mémoires. Encore faut-il qu’un Cantonu d’Aricchia se mêle de leur offrir une occasion de se faire entendre, au gré de la fantaisie de quelque artificieux artificier.

Le temps a filé. Pendant tout le dix neuvième siècle un mode de vie nouveau s’est installé entre Aullène et la Munacia. Il a fonctionné  jusqu’à ces années d’après la deuxième guerre mondiale. Monacia en a profité pour se détacher d’Aullène et devenir commune, avec les mêmes administrés. De là commença une période d’activité intense fondée sur l’exploitation de deux sites distants de trente cinq kilomètres par les sentiers de montagne, puis, une fois construite au milieu du XIXème siècle, de soixante dix par la route. L’essentiel de l’année était consacrée au travail de la vigne et du vin. Nous la passions à Monacia. A la fin du printemps il fallait monter à Aullène, pour les jardins et le travail des châtaigniers, et aussi, prétendent les vieux, profiter du meilleur de la montagne, air débarrassé de moustiques, eau fraîche et légumes goûteux. Début septembre les vendanges réclamaient la présence des villageois en bord de mer. C’était le meilleur moment de l’année, les vendanges, si l’on omet la rareté de l’eau, puisqu’aucun captage n’avait été réalisé à l’époque. Pendant ce court séjour les châtaignes mûrissaient à la montagne, et il fallait prévoir la muntanera d’automne pour  la cueillette. Rude vie ! j’ai entendu plusieurs fois ravonter qu’une femme avait fait une transhumance  avec un pétrin sur la tête. Mais les gens qui s’y étaient faits étaient des gens rudes. Alors, sauf accident grave, ils faisaient de ces voyages autant d’occasions joyeuses de consolidation des liens d’amitié et de solidarité. C’était la vie de ma grand-mère Diane, qui me racontait ces transhumances comme autant de fêtes, elle qui faisait l’admiration de ses proches par son énergie et son savoir faire jusque dans l’accomplissement des tâches en principe réservées aux hommes. J’ai participé à deux ou trois de ces voyages, le premier à l’âge de deux ans, en cabriolet, les autres dans la voiture qu’avait acquise mon oncle Pierre. J’ai en mémoire quelques anecdotes. J e devais avoir moins de quatre ans  et c’était une muntanera d’été. Il tombait des hallebardes, l’Ortolu était en crue, et à Sartène, devant la pharmacie de nos cousins Benedetti nous sommes tombés sur un barrage de soldats italiens. A la muntanera suivante, c’était la libération, en septembre 43. Les ponts avaient été détruits ; il fallait arriver à Aullène par Zoza, Levie, Quenza. Cela nécessitait, au pas du mulet, un jour de plus de trajet. Alors mes parents m’avaient confié sans hésiter, chemin faisant, à Ghjiacumu Paglietta et à son épouse Mattalèna qui nous avaient dépassés avec leur voiture. Je me souviens de l’animation dans les villages débarrassés des soldatesques teutonnes et italiennes, des flonflons et des détonations de fusils. Aullène était en liesse. Il y eut pendant les jours qui suivirent des moments de folie. Il y avait des armes partout. Les adolescents trimbalaient armes et caisses de munitions. Les plus hardis avaient installé un stand de tir au terrain de foot ball. Il y eut des accidents et les adultes mirent fin à cette débauche guerrière. J’ai le souvenir net d’avoir été  soulagé par mon père d’un pistolet pris je ne sais où et que je trimballais dans la poche d’une de ces culottes taillées par ma mère dans un uniforme de marin qui avait appartenu à mon père.
Mon père, je lui dois l’essentiel


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire