L’hostia di dumenicu
- Bon ghjornu o preti Matté.
Le curé
sursauta. Ce n’était pas de bon augure, le salut matinal d’un mécréant comme ce
chenapan de Dumènicu Bombacura. Il avait déjà versé du pétrole dans les saintes
burettes, rempli l’encensoir de crottes de bique, raconté une version
particulièrement salée de l’Evangile à des catéchumènes tous frais instruits.
Liste non close, se rémora le curé au souvenir de sa chute pour cause de
soutane accrochée à un clou qui dépassait de l’estrade au moment où il montait
à l’autel, portant l’ostensoir. De plus le gamin savait mettre les rieurs de
son coté. Même les ouailles les plus fidèles s’esclaffaient à entendre les
récits de ces farces sacrilèges. Que pouvait-il bien avoir imaginé,
aujourd’hui, ce pervers ? le curé avait d’autres chats à fouetter. Il
décida de laisser passer. Mais le garnement le retint par la manche. Et résista
au regard furibond de l’homme de Dieu. Le prêtre se calma, reprit possession de
son bras d’un geste ferme, sinon impatient, cala sur son chef son bonnet carré
d’une dextre énergique. Dumènicu ôta sa casquette, tenta de discipliner d’une
main crasseuse la vigoureuse houppe filasse qui, quasiment verticale tendait à
soulever sa casquette et, regard bleu limpide dans les yeux du prêtre, assurant
sa voix, annonça.
- Je voudrais
communier à la messe de demain mon père…
- Toi ?
communier ? t’ai-je jamais entendu en confession ? Dumènicu prit une
mine déconcertée.
- C’est
obligé ?
- Non, mais il
vaut mieux. Le prêtre tendit sa soutane sur sa bedaine avant de préciser…
surtout si on a beaucoup péché.
- Mais je n’ai
rien à me reprocher… rien de rien.
- Sache
mécréant que face à Dieu un chrétien a toujours quelque chose à se reprocher.
Preti Matteu dans son indignation s’était laissé aller à agiter les bras,
secouant son missel. Reprenant maîtrise de ses émotions il les laissa aller le
long de son corps replet.
- Et oui…
- Ah bon. Le jeune homme paraissait dépité.
- Et oui…
réfléchis…tu dois en avoir, sur la conscience… je ne pense pas seulement à un
tour pas trop joli joué à un innocent… tu auras certainement fait pire.
Pendant qu’il
parlait le prêtre réfléchissait à toute vitesse. Il l’aurait bien tenu tête à
tête une petite heure dans un confessionnal, le garnement. Ça lui aurait fait
une leçon, à Dumènicu. Mais allez savoir ce que ce mécréant allait encore
inventer. La confession faisait peut être partie de son plan. Il croisa ses
mains sur son ventre, pencha sa grosse tête, mufle en avant vers son jeune
interlocuteur et décida de temporiser.
- Ecoute… je
vais examiner ta proposition. Viens demain à la messe et on verra ce que je peux faire.
Et toute la
nuit le curé réfléchit à cette question. Que convenait-il de faire dans cette
circonstance où un fidèle, un peu particulier il est vrai, semblait faire
preuve d’une telle bonne volonté, qui pouvait légitimement passer pour suspecte
néanmoins ? il réfléchit et s’endormit, rêvant d’un Dumènicu venant à lui
et confessant Dieu en candide sincérité. Et à l’aurore il se réveilla d’un
trait. Frais et dispos. Joyeux même. Dumènicu voulait s’amuser ; et
bien il en aurait l’occasion. Au prix d’un léger sacrilège, mais Dieu y
regarderait-il de si près quand l’occasion semblait si favorable au lustre de l’un
de ses humbles serviteurs, et l’édification de ses ouailles ?
La messe
déroulait son train devant un auditoire plus nombreux qu’à l’ordinaire. Preti
Matteu doutait in petto que cela ait résulté d’un réel accès de foi des
participants, mais il avait un vrai motif de satisfaction, ce matin, gardant un
œil acéré sur le jeune Dumènicu Bombacura. Le jeune homme se tenait, assis sur
la pointe des fesses, coi sur son banc, attentif à l’office, et peut-être
inquiet de l’insistance du curé à toiser son regard… regard qu’il ne pouvait toujours éviter. Le
prêtre officiait ce jour là avec une lenteur extrême et il arriva à plus d’une
reprise qu’une fidèle chenue soupire ou racle d’un talon impatient l’agenouilloir. Mais Dumènicu
se comporta exactement comme un fidèle doit le faire, attentif à la clochette
et à tous les moments de l’office, assis quand il fallait s’asseoir, à genoux
ou debout de même, et toujours fuyant les fulgurantes œillades de preti Matteu.
Mais le temps passait et la messe était bien avancée, sans scandale et, au
moment de la communion, alors que deux femmes décrépites et trois bergers se levaient de leur chaise
le curé fit signe à Dumènicu de s’avancer vers la sainte table. Autant dire que
les autres fidèles firent prudemment place au jeune homme quand il alla
s’agenouiller pour recevoir la chair du dieu vivant.
Mécréant à
fendre l’âme le jeune Dumènicu n’en était pas moins superstitieux. Il n’aurait
jamais osé donner des dents sur le corps de Christ. Il tendit la langue sur
laquelle fut dévotement déposée l’hostie, grimaça parce que le goût du Christ
qu’il devait laisser fondre dans sa bouche se révélait quelque peu aigre et
rassis et il s’inquiéta soudain de l’œillade que lui avait adressé le prêtre en
présentant le corps divin. Il eut du mal à conserver un visage impavide au
moment où il prit conscience qu’il s’était de lui-même livré à l’ennemi. Alors
il tenta de faire passer au plus tôt mais il avait beau s’escrimer de la langue
contre le palais, le bon dieu refusait absolument de se laisser désagréger.
L’Ite Missa Est fut un soulagement. Dumènicu sortit avec les autres fidèles sur
le parvis, faisant le sourd au quolibet d’un quidam qui lui lança un
- O Dumè…
qu’as-tu ? tu as avalé de travers ?
A vrai dire,
Dumènicu ne put répondre, occupé qu’il était à déglutir une salive abondante et
inefficace. Il fila dans les rues,
attentif à se fondre sur les murs des maisons grises, discret au point de
refuser tant et tant d’invitations à communier auprès d’un autel auquel il était
plus assidu. Se passant de son habituelle station dominicale au comptoir de son
estaminet favori il rentra chez lui. Le père était content. Pour une fois son
aîné était à l’heure pour le repas de midi. A table Dumènicu refusa de manger,
prétextant un malaise, en fait toujours occupé à tenter d’attendrir le corps de
Christ auquel il n’osait donner de la dent et un peu déconcerté par les
souriantes manifestations d’inquiétudes paternelles ; sourire de son
géniteur que Dumènicu évalua à deux sous le carat et qui lui évoqua celui de
pretu Matteu au moment de la communion. Il avait du mal à tenir sur sa chaise.
Et mourait de faim. Une heure plus tard, estomac vide et nez barrant la lèvre
et un embryon de moustache jaunâtre jusqu’au menton le jeune Dumènicu tentait
toujours de faire passer le divin corps de Dieu.
Il sortit sur
la place vers les cinq heures et il commençait à y aller un peu des dents,
puisqu’il fallait bien faire passer et les gens demandaient en souriant
- Mais qu’est
ce que tu as… tu ne dis pas un mot… arrête de mâchouiller… etc… etc. Et
Dumènicu ne répondait rien jusqu’au moment où il avoua, l’air contrit, dans un
petit cénacle de mécréants rigolards de sa trempe
- Je suis allé
communier ce matin et je n’arrive pas à faire passer l’hostie. On fit semblant
de ne pas comprendre mais il négligea de
répéter. Néanmoins on se répéta la nouvelle de proche en proche dans un
brouhaha apitoyé. Le bruit se répandit comme flamme dans la foule des
villageois qui s’inquiétaient et Dumènicu fit semblant de ne rien voir des
mines réjouies de ses habituels compagnons de bringue qui venaient lui
prodiguer conseils et encouragements et lui demander s’il n’avait pas de
mauvais goût dans la bouche. Et puis un grand échalas surnommé Pampasghjolu,
très redouté pince sans rire lui lança
- soca t’a
datu un vecchiu christacciu
et tout le
monde de pouffer en catimini. Dumènicu pensa ‘ma messe est dite’ et il quitta
le groupe des rieurs sur la pointe des pieds constatant qu’on n’est jamais
trahis que par les siens. Le curé lui avait donné un vieux christ racorni. Il
ne pouvait cependant quitter le champ sans prendre le risque d’ajouter aux
moqueries à venir. Il se tint donc à l’écart, évitant tout contact, toujours
occupé à tenter de faire passer l’hostie sans croquer dedans, toujours
préoccupé du spectacle que donnait sa pomme d’Adam dans cet effort, et toujours
se retenant de grimacer parce que le goût de Christ devenait réellement infect.
Sur la fin de l’après midi, éprouvant pleinement les affres du ‘honteux comme
un renard qu’une poule aurait pris’ il
devint un tel sujet de curiosité
faussement compassée qu’abandonnant toute vanité il s’en fut chez lui. Une fois
franchie la porte de la maison, devant l’âtre, le courage lui vint. Il lui
fallait quand même savoir de quelle matière ingrate était composé le corps du
Christ que le curé lui avait mis sur la langue, le matin, à la messe. Il n’y
avait que sa mère, dans la salle commune. Discrètement, il sortit l’hostie
baveuse de sa bouche et la déposa délicatement, du bout de la langue dans sa
main. Et là il sut qu’il avait parfaitement été pris. Lui qui voulait juste
donner à rire en se montrant à la communion se sentait perdu de réputation,
joué par le curé, cible ordinaire de ses farces. Sûr qu’on en rirait, dans les
carrefours, de son histoire, si on la savait. Il lui fallait dissimuler la
chose. Mais il était déjà trop tard. Sa mère, qui l’avait contourné pour
assister au miracle de la régurgitation le surprit et d’un geste vif lui tira
la main qu’il mettait dans sa poche, saisissant prestement l’objet du malaise.
La maîtresse femme montra alors à son Dumènicu affligé, tenue dans la lumière
entre le pouce et l’index, l’hostie la plus indigeste que chrétien ait jamais
eue à avaler, taillée qu’elle était dans un morceau de cuir blanc provenant
apparemment de l’empeigne d’une chaussure fleurant les fragrances rancies
d’antiques transpirations. La mère tapota le haut du crâne de son fiston en lui
disant
- il a bien
vu, Pampasghjolu… il t’a refilé un vieux Christ racorni, le curé, à la
communion. Ça ne fait rien, ça te sera compté pour ton purgatoire. Puis
inquiète dans son cœur de mère
- tu prendras
bien une tranche de pulenta… mets toi à table.
Le jeune homme
refusa et s’en alla se coucher.
Après une
longue période d’abstinence circonspecte Dumènicu Bombacura se décida à renouer
avec ses affidés de l’Eden, faisant dans l’humble bistrot une entrée de chat,
explorant avant de franchir le seuil le moindre des recoins d’où pouvait
jaillir une saillie meurtrière. Par la suite il fut de force à ignorer toute la
gamme des ‘ayo… fais la descendre… ‘ ou
‘ça fait du bien quand elle passe’. Heureusement le temps a pour mission d’épuiser
les malices. Il en resta quand même quelque chose. Il ententit maintes fois
dire d’une viande un peu nerveuse ‘è comme l’ostia di Dumènicu’ et de
même pour une entreprise aux résultats malencontreux et inattendus. Ainsi, au
fil des années ‘l’ostia di Dumènicu’ finit par rejoindre au panthéon local des
expressions familières celles déjà accumulées dans le passé telles ‘u
cantonu di Talaviseddu’ et autres ‘calsonu di Ghjuvannu’ ou ‘spinu
di Larenzu’. Ces locutions, éléments essentiels du patrimoine imaginaire
commun égayent ou donnent gravité à la parole de nos campagnes. Venues
d’époques dont la mémoire s’est quelque peu diluée au fil du temps elles permettent aux initiés d’éclairer une
situation peu facile à exposer, d’offrir une mise en garde salutaire, de souligner
la cruauté d’une conjoncture ou de fournir un fonds de comparaisons commodes et
imagées. Il faut les prendre en leur entièreté, et pourtant savoir, dans la
diversité de leurs possibles emplois les distribuer avec justesse. Elles sont fruit
de l’intimité que crée la vie de labeur et de joies quotidiennes avec les lieux,
les choses et les imaginaires. Elles évoquent les odeurs de grenier et
d’armoires familiales, sont un écho des voix désormais silencieuses qui
certains jours bénits chuchotent encore dans nos mémoires. Encore faut-il qu’un
Cantonu d’Aricchia se mêle de leur offrir une occasion de se faire entendre, au
gré de la fantaisie de quelque artificieux artificier.
Le temps a filé. Pendant tout le dix neuvième
siècle un mode de vie nouveau s’est installé entre Aullène et la Munacia. Il a
fonctionné jusqu’à ces années d’après la
deuxième guerre mondiale. Monacia en a profité pour se détacher d’Aullène et
devenir commune, avec les mêmes administrés. De là commença une période
d’activité intense fondée sur l’exploitation de deux sites distants de trente
cinq kilomètres par les sentiers de montagne, puis, une fois construite au
milieu du XIXème siècle, de soixante dix par la route. L’essentiel
de l’année était consacrée au travail de la vigne et du vin. Nous la passions à
Monacia. A la fin du printemps il fallait monter à Aullène, pour les jardins et
le travail des châtaigniers, et aussi, prétendent les vieux, profiter du
meilleur de la montagne, air débarrassé de moustiques, eau fraîche et légumes
goûteux. Début septembre les vendanges réclamaient la présence des villageois en
bord de mer. C’était le meilleur moment de l’année, les vendanges, si l’on omet
la rareté de l’eau, puisqu’aucun captage n’avait été réalisé à l’époque.
Pendant ce court séjour les châtaignes mûrissaient à la montagne, et il fallait
prévoir la muntanera d’automne pour la
cueillette. Rude vie ! j’ai entendu plusieurs fois ravonter qu’une femme
avait fait une transhumance avec un
pétrin sur la tête. Mais les gens qui s’y étaient faits étaient des gens rudes.
Alors, sauf accident grave, ils faisaient de ces voyages autant d’occasions
joyeuses de consolidation des liens d’amitié et de solidarité. C’était la vie
de ma grand-mère Diane, qui me racontait ces transhumances comme autant de
fêtes, elle qui faisait l’admiration de ses proches par son énergie et son savoir
faire jusque dans l’accomplissement des tâches en principe réservées aux
hommes. J’ai participé à deux ou trois de ces voyages, le premier à l’âge de
deux ans, en cabriolet, les autres dans la voiture qu’avait acquise mon oncle
Pierre. J’ai en mémoire quelques anecdotes. J e devais avoir moins de quatre
ans et c’était une muntanera d’été. Il
tombait des hallebardes, l’Ortolu était en crue, et à Sartène, devant la
pharmacie de nos cousins Benedetti nous sommes tombés sur un barrage de soldats
italiens. A la muntanera suivante, c’était la libération, en septembre 43. Les
ponts avaient été détruits ; il fallait arriver à Aullène par Zoza, Levie,
Quenza. Cela nécessitait, au pas du mulet, un jour de plus de trajet. Alors mes
parents m’avaient confié sans hésiter, chemin faisant, à Ghjiacumu Paglietta et
à son épouse Mattalèna qui nous avaient dépassés avec leur voiture. Je me
souviens de l’animation dans les villages débarrassés des soldatesques
teutonnes et italiennes, des flonflons et des détonations de fusils. Aullène
était en liesse. Il y eut pendant les jours qui suivirent des moments de folie.
Il y avait des armes partout. Les adolescents trimbalaient armes et caisses de
munitions. Les plus hardis avaient installé un stand de tir au terrain de foot
ball. Il y eut des accidents et les adultes mirent fin à cette débauche
guerrière. J’ai le souvenir net d’avoir été soulagé par mon père d’un pistolet pris je ne
sais où et que je trimballais dans la poche d’une de ces culottes taillées par
ma mère dans un uniforme de marin qui avait appartenu à mon père.
Mon père, je lui dois l’essentiel
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