vendredi 4 octobre 2013

L'otage

Mort différée

Un nez long, circonspect, pointe au coin de la maison. Puis tout le personnage d'un adolescent malingre. Le pantalon de velours noir qui tirebouchonne sur des jambes interminables, les longs bras dissimulant un objet volumineux sous la chemise entrouverte, la tête rase, le profil aigu au nez long et maigre, mâchoire inférieure presque absente, composent une allure d'un grand faucheux embarrassé de pattes. Cette silhouette burlesque se détache un instant sur le mur de granit.  Se dirigeant vers une porte épaisse, le garçon, yeux scrutateurs tournés vers le petit pré d'herbe verte où il y a des asphodèles pointant des bourgeons, mais il n'y a pas de témoin à cette heure, disparaît dans l'obscurité de ce qui doit être une cave. Encore un coup d'oeil à l'extérieur et la porte se referme sur une énigme de gamin cachottier.
Il a du mal à trouver sa cache dans la cave obscure ; il y conserve des bricoles, quelques piécettes, une carte postale - fille brune dénudée ombrée mystérieusement à l'entrecuisse - ramenée par un oncle du service militaire, tout son trésor d'adolescent secret. Il farfouille quelques minutes, faisant attention à faire le moins de bruit possible. Comme il n'arrive pas à se dépêtrer d'un fatras de seilles, de sacs et d'outils de jardinage, il va à la fenêtre pour l'ouvrir et se donner un peu de lumière. Dans un premier temps, il écoute, attentif aux importuns qui pourraient le déranger puis, passant la tête par l'entrebâillement, le coeur battant, il regarde à l'extérieur. C'est alors qu'il entend une pétarade brutale de moteurs, au moment même où il s'apprête à rabattre complètement les volets de bois  bouffés par le grand air et le soleil. Pointant son nez de fouine à la porte il sort de la cave et se glisse derrière une murette de soutènement. Précautionneusement. On peut l’entrevoir voir un instant, crâne brun et ras affleurant à peine l'alignement des pierres sèches, surveillant la route. Son visage prend une teinte verdâtre quand il voit trois camions bourrés de carabiniers qui s'apprêtent à tourner au coin, vers la place. La pomme d’Adam commence le long du cou décharné une partie de yoyo nerveux. Il reste un moment, figé, à regarder les soldats descendre de camion puis se jette follement dans une fuite irréfléchie.

Dès la descente de camion il avait vu le jeune garçon détaler en contrebas...Cet empoté de Nino aussi d'ailleurs qui gueule :
"Pianta a sparo'"
La sommation ne fait qu'accélérer la course du jeune homme qui franchit une murette de pierres sèches, se perdant un instant sous la  frondaison d'un gros arbuste. Nino lève son fusil et tire ; son coup maladroit fait détaler un imposant âne gris.
" Qu'est ce qu'il se passe" hurle le sergent-chef.
"Rien, c'est Nino qui tire sur les bourricots.
- C'est pas vrai  il y a un homme là sous le lentisque ; je l'ai vu.
- mais non c'était le bourricot je te dis.
- Je l'ai vu je l'ai vu sergent laissez moi y aller je vous dis"
Le sergent-chef n'aime pas Nino ; il trouve que c'est un empoté. Che sdronzo su Nino.
Il réussit à faire ce que tout gradé doit faire à la descente de camion. Ça claque :
« Soldat Scacchi homme de base... peloton à droite alignement... Garde à vous... Repos.... Garde à vous... Repos... »
« Qu’est ce qui se passe soldat Limone... Qui vous a donné l’ordre de tirer ?
- Soldat Limone au rapport... J’ai vu un fuyard... Je lui ai tiré dessus... Laissez moi aller le chercher sergent !
Reprise en mains sans problème, retour à la familiarité...
« Me faraï morir Nino...Tu es trop con toi... Combien il a de jambes ton fuyard ?
Trouve toi plutôt une ânesse et tire la ; Piero, vas y !"
Les rires gras du peloton accompagnent Piero le temps qu'il met à descendre vers le lentisque, quelques cent cinquante mètres plus bas. Sa haute silhouette disparait par moments sous les arbousiers et autres myrtes du maquis.

L'amas de pierres et de tôles est complètement aveugle du côté d'où vient le danger. De toute façon il ne chercherait pas à voir. Il a peur de voir. Il a eu une peur bleue à l'arrivée des italiens ; il a décampé sans réfléchir puis çà c'est envenimé ... la terreur au ventre il a quand même eu le courage de passer de l'autre côté de la murette et de profiter de l'incident de l'âne puis rampant à l'abri des arbustes et des buissons il s'est laissé basculer dans ce réduit malodorant pour avoir accueilli un cochon l'hiver dernier. Et depuis, la panique le domine, une éternité de quelques secondes. Il attend... espère... et désespère...  et entend ... des pas décidés...des pas d' homme fort, qui ne risque rien, les pas lourds de sa destinée misérable et il prie, ou plutôt psalmodie. Ou supplie ;
 "Seize ans j'ai seize ans seize ans je ne veux pas mourir j'ai seize ans seize ans seize ans seize ans ..." sans fin et sans un bruit. Figé de terreur il se recroqueville encore dans son dérisoire abri, pleure silencieusement,  tremblant comme un possédé,  coeur heurtant les côtes, l'estomac refoulé dans la gorge, au bord des lèvres. Il ne voit rien ; il entend, c'est tout ! La cruauté du monde dans ce bruit de cailloux qui roulent poussés par les souliers règlementaires d'un soldat qui tient un fusil à la main, qui a reçu un ordre de meurtre.
Les pas qui se rapprochent, le  crissement cruel contre la pierre d'une chaussure ferrée. Le soldat se hisse sur le faîte de la cabane ;  puis,  là debout sur la tôle il fait un boucan d'enfer à un mètre au dessus du fuyard, invisible.
Le corps du gamin, visage égaré de terreur, semble devoir s'incruster dans le gros caillou d'angle. Pendant ce temps le soldat fait un boucan d’enfer patrachant de ci de là sur ces dix mètres carrés du toit de tôle... Et le gamin s’incruste dans le mur.
Quelqu’un crie en italien.
" Piero je ne te vois plus montre toi...Qu'est ce que tu fais...tu  danses la polka ma parole... montre toi !"
La réponse, voix forte, tout près ;
" Je suis là... sergent ; sous le lentisque...  je ne vois rien... sergent...
"Qu'est ce qui ce passe ? On entend du bruit !
- Je suis là ... il n' y a rien...
- Je te vois, mais grouille toi on n'a pas que ça à faire.  Tu devrais déjà l'avoir trouvé."
De nouveau la voix forte, tout près du fuyard. La sarabande infernale sur le toit de tôle de l'appentis continue.
Puis de nouveau la voix du poursuivant.
" Ca y est je le vois sergent je le vois... " Puis :
 " Pianta Pianta a sparo'"
Piero s'est tourné vers la déclivité en faisant sa sommation ; il lève son fusil et tire deux fois. Ses balles cassent des branches d'un arbousier imposant à une centaine de mètres. Il continue à crier et réussit à faire détaler un deuxième bourricot. Dans sa cachette le gamin gémit, les yeux blancs, mâchoires soudées par la trouille.
" Pas possible le Duce il a déclaré la guerre des bourriques...hurle le gradé !
- J'ai cru voir quelque chose mais il n'y avait que ce bourricot...
- Bon remonte on a mieux à faire...au trot... tu pourras toi aussi niquer l'ânesse si Nino l'a trouvée"
Et tout le monde de rire en choeur Piero le premier. Il est au moins aussi con que Nino Piero hein ! C'est pas lui qui dira le contraire à un gradé.
Le lieutenant qui commande la compagnie est pressé de passer à plus sérieux. Il l'a dit vertement au sergent- chef qui depuis fait la tête.
"Et d'abord, qui a donné l'ordre de tirer ?"
Le sergent ne répond pas.
Les hommes sont alignés sur la place du village, position "repos". Ils peuvent voir des gens grimper à toute vitesse la colline en face.
" Ah si on avait de l'artillerie mon lieutenant...
- On n'en a pas... Allez... pas de gymnastique!"
Et une autre poursuite commence derrière le gros des villageois en fuite. Surtout des hommes, alertés on ne sait comment.

Ils ont crapahuté toute la sainte journée sans rien trouver. Le lieutenant qui commande la compagnie a la tête des mauvais jours. Les motifs de contentement - ou de mécontentement d'ailleurs - sont divers se dit Piero . On ne sait jamais avec ces jeunes qui ne voient pas plus loin que le bout de leur révolver. Donc il grimpe sur le plateau du camion et il pense que lui qui n'avait pas souvent les quelques lires pour un billet de train est véhiculé gratis tous les jours que Dieu fait, et parfois deux fois dans la journée.
Il espère il espère de toutes ses forces que le garçon de ce matin a sauvé sa peau. Quel bénéfice aurait le Duce de la mort de ce gamin paniqué ?
Il espère d'autant plus que ce village il y a travaillé il y a quoi...trois ans... C'était la paix alors. Il aurait eu honte de rencontrer un des quelques villageois dont il avait fait la connaissance à l'époque. Maintenant les rêves de gloire de Mussolini ont fait de lui un guerrier, et sa bouche devient amère.  Oui c'est sûr il a sauvé sa peau le gamin. Il a eu du cran de rester planqué sous la tôle, le gamin. Une fois la panique passée il est sans doute sorti de son abri ; il a pu rentrer chez lui. Il contemple un moment un spectacle saisissant de la placette du haut du village. Il a plu. Le ciel a été nettoyé ; il est d'une limpidité rare et les soldats saisis par la beauté du panorama regardent,  les villages plus proches, Bonifacio sur son rocher de craie et reconnaissent plus loin la Sardaigne ... Quarante kilomètres et on voit le linge aux fenêtres... Quoi ; quarante kilomètres ; ça ne se peut pas...C'est pas vrai hein sergent ?
Le convoi redémarre et personne ne se doute à quel point Piero est content ; mais personne ne saura jamais. Comme tout le monde il peut manifester la modeste satisfaction du cadeau de la soirée commençante...voire l'illusion que cela mettra un peu de baume au coeur du lieutenant... mais pas davantage...surtout pas davantage.

Tard dans la nuit les villageois sont rentrés. Ils se sont d'abord comptés. Une rafle pour rien. Ils en rient puis alertés par la mère partent à la recherche du petit de Mattalèna. Mais c’est vite règlé ; il a été retrouvé dans son abri, évanoui mais indemne. Encore quelques paroles de réconfort au gamin qui reste muet et à la mère qui le cajole et chacun rentre chez soi se coucher, le coeur en fête d’avoir berné la soldatesque emplumée.
Mais le petit Thomas ne se relèvera jamais. La panique l'a marqué de son emprise. Il durera huit jours, tremblant, prostré, palpitant au moindre bruit. Puis il mourra, dents brisées, coeur dérèglé par la tension de la peur qu'il n'a jamais pu dominer.


Et cela, Piero ne le saura jamais. Même à ses derniers instants, en Cyrénaïque, respiration douloureuse par le trou tout neuf, dans sa poitrine, qui le fait souffrit, se félicitant de ne jamais avoir tué quiconque.

mardi 28 mai 2013

PEGAZ

Ce rocher bruissant, si loin, toujours présent, il se fait encore entendre, à des milliers de kilomètres, au long des nuits rêveuses passées sur un de ces bas-flanc de chambrée que l’intendance militaire appelle lit et qu’il faut chaque matin dresser sous la forme idéale parallépipèdique règlementée par un adjudant inspiré. Ceux qui ont vécu cette absence et ces contraintes comprennent la douleur de l’exil.  

PEGAZ


Le soleil de juillet du Maroc plombe la base aéronavale de Oued Zem et la demi-douzaine de douars moitié haïmas moitié gourbis qui l’entourent. C’est là que je dure en attendant la quille, et que je rêve d’autres paysages, de montagnes fraîches et de plages accueillantes. J’ai encore quelque mois à tirer dans ce recoin du Tadla alors j’endure et je dure. J’ai gardé de ce passage le souvenir de théories de femmes en izar et marmots sur le dos à la recherche d’un peu d’eau mendiée aux européens à villas, jarres de quelques trente et douze kilos en équilibre sur la tête, d’hommes en loques vaquant à d’obscures occupations juchés sur des bidets étiques et de gamins couverts de dartres divers et de vermine. Le lieu le plus proche où se manifeste le monde moderne résumé en un hôtel à  punaises, un restaurant à mouches, un bistrot à durillons de comptoir bavards et quelques maisons sur trois quatre rues, c’est Oued Zem ! Le torrent qui traverse la ville -mettez les guillemets- lui a donné son nom. Il se résume, l’été, témoignage de ses fureurs hivernales, à quelques flaques bourbeuses qu’affectionnent moustiques et sangsues. De temps en temps un pilote traverse le ciel froissant l’air en acrobaties au dessus du clocher de l’église de toute la fureur des 2500 cv de son Hellcat. À ces moments les yeux des passants, à défaut de quelque chose qui mérite réellement un soupçon d’attention lâchent les arabesques des mouches énervées par la chaleur pour suivre celles du maniaque du looping.

Le grand manitou qui a la charge de la base est un vieux colonel. Florimond Broute. De Perpignan, Pyrénées Orientales ; avec tous les RRR qui roulent comme pierres dans le torrent du Tech. Dites Floflo pour faire court. Un fanatique... qui ne peut plus voler, le pauvre vieux. Des vertèbres en capilotade suite à un crash en Allemagne sans omettre les traces luisantes qu’a laissées sur la peau de ses bras et de son cou un incendie d’avion pendant la campagne de France. Un gros pépère plein de souvenirs de Cap Juby Villa Cisneros Saint Louis du Sénégal et qui a transformé le bureau que nous partageons en musée. Maquettes de zinc de toutes sortes, répliques miniatures, photos, photos, masses de photos. Et surtout de celles de Mermoz. Mermoz, en short, torse nu, riant, yeux bleus étincelants, chevelure blond robuste animée par un vent d’hélice, douzaine de portraits dont Mermoz en médaillon de trente deux/cinquante sept sur le bureau sans compter un portrait à l’huile grandeur nature, en pied et en majesté, sur le mur qui lui fait face, à droite de la porte. Florimond, grand et volumineux, visage austère, taciturne,  semait la terreur chez les bidasses. Je ne l’ai pourtant jamais vu mettre un motif de sa propre initiative.
Je partage avec lui cette pièce où je vaque à mes tâches administratives, assis à un bureau orné d’un cadre avec des photos : mes proches, mes villages corses. Dans ce local le temps passé côte à côte nous a créé une sorte d’intimité. Les après midi surtout. Ainsi, après le mess le colonel se réfugie derrière son bureau cylindre et là il affecte de s’intéresser aux affaires du monde. Il arrive, pendant les premières minutes à tenir son journal suffisamment haut, puis immanquablement il se retrouve avec ‘La Vigie Marocaine’ sur la figure, écran de papier qui reste là, animé par un souffle difficile ponctué de ronflements. Et souvent, dans ces moments, j’imagine un passé tel un mirage fumeux de rêves soutenus malgré les désillusions et les avanies d’une vieille vie peuplée de désenchantements. Mais je suis jeune, et je passe toujours à ce qui me préoccupe par-dessus tout, dans ce lieux de temps soustrait à la vrai vie.  
Cette vie, pour ma part, j’ai fait de mon mieux pour la bien arranger. Et après tout ce temps passé je me reconnais une veine d’enfer. Ceux des classes qui suivront, les 54 et autres, feront jusqu’à trente quatre mois de service militaire. Mais sur le moment je ne le sais pas, et il faut bien accommoder l’ordinaire. Faute de permissions -j’ai tout bouffé en une fois après mes classes- je me mitonne des petites missions et Florimond qui se refuse aux mesquineries ne me cherche pas de poux dans la tête.

Une après midi d’enfer. Le mois d’Août sur le plateau du Tadla, il faut avoir vécu ça. Je rêve, devant une photo aérienne d’Aullène, de  fraîcheur montagnarde, de sources et de bals de campagne. Le temps passe ainsi. C’est ça, l’armée ! attendre… toujours attendre… et rêver ! une mouche s’énerve. Le temps doit lui peser, aussi. Quinze heures. On frappe à la porte. Je susurre ‘N’trez’... ce qui a pour résultat d’arrêter un ronflement de Florimond. Qui se réveille en sursaut, me regarde d’un air ahuri... et bafouille dans une effusion de bulles alors que le journal protecteur glisse à terre dans un froissement de papier. J’entends ‘quoi qu’est ce que c’est qu’est ce qui se passe ? Moteur droit en feu...‘. Puis il se réveille tout à fait, lance tous azimuts des regards égarés. Floflo  s’est à peine repris qu’un gugusse ouvre la porte dont il bouche l’encadrement. Bureau du chef repéré le nouveau se présente, après le garde à vous, le salut, tout réglementairement et tout et tout.
‘Caporal Pedro Gonzalo de Alvarez y Zaavedra mon colonel’. Pas de doute, il lui faut ces épaules là pour porter un tel  patronyme. Le gaillard produit autant d’effet dans son uniforme qu’une vedette de l’écran photographiée par Harcourt. Un fantasme de jouvencelle matérialisé. Son calot fantaisie contient mal une tignasse blond robuste qui fuse en boucles épaisses. Une provocation pour sergent mal luné. Un crack... ça se voit tout de suite. Le nouveau n’a pas calculé, il ne pouvait pas savoir. Mais quand il se présente il a, derrière lui, le portrait à l’huile en pied de Mermoz... et c’est le sosie... même blondeur, même taille, même visage, même carrure, même... même tout quoi... un autre Mermoz, en majesté, et en chair et en os ! j’en suis com



me deux ronds de frites ! le nouveau me jette un regard, m’évalue. Je lui renvoie une appréciation muette de l’air de sérieux à cent sous la canette que la situation exige. Le pire, c’est l’effet sur Floflo. Le vieux colonel perd le sens du réel. Yeux comme des soucoupes il doit se demander s’il n’a pas devant lui la réincarnation de son héros. Il met un quart d’heure à ne rien dire, mâchoire tombée. Je coupe le charme. Je dis que le sergent Robert a besoin de quelqu’un à l’habillement. Le nouveau me regarde, tentant de deviner si je ne lui réserve pas une affectation panade. D’un coup d’œil je le rassure et après hochement de tête de Florimond je procède à la première paperasse, le renseigne où se rendre et le relâche. Demi tour droite, salut à la porte, bruits de pas dans le couloir, impeccable. Plus un clin d’oeil pour moi. On s’est compris. Le nouveau a quitté le bureau depuis un quart d’heure que le vieux Florimond en est encore tout retourné. Je le surprends qui frôle toujours du regard les multiples photos au mur... Mermoz en costume et poil de chameau, crinière au vent, Mermoz en maillot de bains, musclé comme Arès, Mermoz au manche de son Etoile du Sud, tête au hublot cheveux dans le vent de l’hélice, riant... tout Mermoz quoi, légende en prime, sans compter le glorieux portrait à l’huile.
Le soir je retrouve le gugusse à la cantine. Sans gène il s’installe près de moi. Nous échangeons nos identités. Il a besoin d’un surnom. Et c’est moi qui affecte les surnoms, ici. Je l’appelle Pégase. Presque un acronyme. Il me pose les questions de confiance et de rigueur. Comme tout bidasse, et compte tenu de sa riche nature il a un impérieux besoin de se faire d’urgence l’idée la plus précise des divers moyens répertoriés qui permettent d’adoucir les rigueurs habituelles d’un casernement. On discute en mâchouillant un poulet qui n’a jamais picoré dans une cour de ferme. Je lui demande s’il ne s’est rendu compte de rien... et un peu étonné il me demande ‘kesako’ en oranais alors je lui dis l’effet qu’il a causé sur le bon Floflo... et le pourquoi, Cap Juby, Villa Cisnéros et tout et tout. Il répond ‘j’ai vu’ et je le sens qui évalue l’avantage que cela lui donne. C’est un marrant. On ne tarde pas à copiner alors je lui parle de Juju, la caissière du cinéma ‘Le Météor’ de Khouribga. Il me fait les confidences du même ordre.
Au bout d’un mois on est réellement devenus compères. Je fais mon maximum pour le faire participer aux missions que de temps en temps je m’ordonne à l’Amirauté. Il se charge de son côté de multiplier les occasions. On descend à Casablanca pour deux calots ou une rame de papier bulle. Ça nous permet deux trois sorties dancing par mois. Il a deux fiancées -dès les dix huit ans un pied noir accompli est fiancé- et deux maîtresses. Tout ce joli monde s’ignore. Il a une fiancée à l’est... à Oujda pour être précis. La deuxième à Mogador. Si j’ai bien saisi, aux maîtresses est adjugé l’axe nord-sud. Une indiscrétion révèle un jour qu’il a les faveurs de la caissière du café des Amis à Rabat et ça déclenche une crise bubonique qui décime la hiérarchie de la base. Il est très discret sur le courrier parfumé qu’il reçoit d’Agadir. Il me convainc un jour d’acheter un scooter. Une occase, et on achète. Il en use largement, et je laisse glisser. Agadir, c’est pas la porte à coté.

Un jour il me dit...
- Dis donc... il me faut quinze jours de perme...
- et tu les as ?
- putain non j’ai tout bouffé... il faut que j’aille à Agadir... je suis dedans jusqu’au cou... et défense de s’asseoir. Je ne sais pas comment il fait ; il se débrouille pour afficher un air bilieux suppliant et impérieux à la fois. Tuant !
- Tu es chié toi... si tu as tout bouffé comment tu veux que Floflo te signe une perme ?
- je suis mal je te jure... il faut que tu me trouves un truc... c’est possible... tu l’as déjà fait.
C’est vrai. J’ai fait quelques coups d’un jour ou deux pour arranger un copain ici ou là. Mais quinze jours, ça ne s’improvise pas. Je ne lui promets rien... ah si... d’étudier la question... il faut faire vite... il y a le feu. Il me redit ça ses yeux bleu pétillants dans les miens. Rien que ça j’ai envie de lui faire plaisir. On verra, on verra.

On voit.
- Cinq jours... je peux rien faire en cinq jours !
- avec les samedis et les dimanches tu arrives presque à dix, couillon ! et il me réplique que ça ne lui suffira pas et qu’il lui faut davantage. Et il me dit son programme... Safi, Rabat, Oujda, Agadir, plus un copain qui est caserné à Béni Mellal. Il a besoin de quinze jours mini, sans compter les samedis et dimanches. Il rêve... il est gonflé. Je le lui dis. Un copain à Béni Mellal...
- et la tantina de Burgos ?
- quoi la tantina de… il s’arrête.
- tu l’as oubliée, la tantina de Burgos. Il faut que tu ailles la voir elle aussi la tantina de Burgos. Ça dure comme ça en marchandailles de tapis, bouderies, je me fâche, il discute, je tiens bon.
- Tu es gonflé... je risque quinze pains pour toi et tu n’es pas content... et il finit par accepter de m’écouter. Tel quel ! Il accepte de m’écouter. Je ne relève pas. Je lui explique le montage en détail. Je m’en vais le changer d’affectation. Je peux retarder un peu la signature. Le temps que Litre  et Litre et Demi se retournent, il peut bénéficier d’une semaine ; pas plus, j’insiste, pas plus. Parallèlement j’informe son sergent de l’Habillement et celui de la section Matériel de la mutation. Les deux compères sont jumellairement acculés dans une quotidienne relation consommatrice de Ricard pur annoncée par leurs surnoms. Jamais saouls,  attention ; mais toujours dans un état de vigilance réduit au minimum par l’écran troublé du pastis dans lequel baignent neurones et synapses de leurs vestiges cervellaires. Ainsi, n’ayant d’obligation de présence nulle part il sera libre au moins huit jours de rang en comptant les samedis et dimanches. Pour finir je répète que je ne peux pas faire mieux... c’est à prendre ou à laisser. Il prend !
J’ai fait de mon mieux, hein ! Je lui ai même établi une fausse perme de cinq jours, au cas où il serait accroché par une patrouille de la PM. Je me souviens encore de la transpiration perlant au bout de mes doigts au moment d’imiter la signature de Florimond. Et bien, imaginez comment il m’a remercié, ce salopiaud ! en fait il a pris ses quinze jours, et au delà –trois semaines, quasiment. Bien sûr l’affaire a fini par baver. J’ai tenté de colmater mais il a fini par être déclaré absent sans motif. Les premiers quinze jours, passe. Je me suis maîtrisé. Mais j’ai passé la troisième semaine le derrière bloblotant au bord de ma chaise, la tête dans une masse de formulaires écran. Cinq jours à faire de l’huile sur ma chaise, face au colonel qui commence à s’immuniser contre le coup du regard angélique dans les yeux, quand je lui fais des réponses dilatoires sur l’absence du brigadier chef Pedro… Saavedra… il n’arrive pas à s’y faire, à ce patronyme, Floflo. Mais il est responsable de son effectif. Et je me pense qu’il a été averti par un jaloux, Florimond ; je saurais un jour ; perd rien pour attendre, çuilà ! J’ai aussi une semaine de noire colère contre ce crétin de Pégase.

Il fallait bien qu’il rentre. Je l’attendais de pied ferme, ce traître. Au terme des trois semaines les plus longues de ma courte vie il réapparaît à la cantoche. Souriant, comme Gabriel au moment d’annoncer la bonne nouvelle. Il me surprend, en plus. Alors que je chipote du bout des lèvres un quartier d’omelette éponge  verte avec des coulées bleues et violettes -lundi dernier elle était friable de consistance et jaunâtre, avec des incrustations vineuses- il s’installe à coté de moi avec dans son assiette une escalope qui baigne au milieu de champignons de Paris dans une crème épaisse. J’en bave. Je m’en vais me le faire ramper, moi, le cuistot... il est pas près de partir en mission pour son jeu de poêles, çuilà !
‘Alors, ça marche ?’ qu’il me dit, Pégase, de l’air de quelqu’un qui revient de la plage ou d’une séance caline. Et lui, apparemment, c’est les deux. J’explose. Doucement, parce que des oreilles traînent. Mais j’explose encore plus fort, intérieurement.
Je lui dis tout du tout... et ce qu’il risque avec son absence sans motif,  et ce que je risque pour l’avoir couvert, et que s’il rate son coup avec Floflo on est tous les deux bons comme la romaine et je le remercie de m’avoir mis dans cette mouise etc, etc... j’en fais tant et tant que pour une fois il n’en mène pas large non plus. Je lui signale pour l’achever que Floflo l’attend dans son bureau. S’allonge le tarin du sosie de l’Archange et sèche le sourire flamboyant. Il veut y aller immédiatement.
- Pas tout de suite, crétin... pendant la sieste... et puis qu’est ce que tu vas lui dire à Floflo ? tu sais quoi lui dire ? tu vas lui dire que je  t’ai arrangé une fausse perme ?
- OK  OK il fait et on passe une heure à préparer la défense... un long truc, un montage alambiqué et fragile. Je me fais des cheveux.

Florimond est particulièrement content de sa matinée. Il a touché une merveille. Un Vampyr qu’on a entendu faire du point fixe pendant des heures de rang. Après le mess il me rejoint pour le travail de bureau de l’après- midi. J’ai des trucs à lui soumettre, à faire signer, mais j’attendrais. J’ai trop hâte de le voir s’endormir. Ça ne rate pas. Il ne demande même pas des nouvelles de Pégase, tout à la contemplation de ses portraits de Mermoz et de ses maquettes, avec dans le fond de la rétine la double poutre du Vampyr. J’attends cinq minutes. Il a encore l’énergie de faire mine de lire, mais bientôt le journal écran tenu en l’air à bouts de bras sur son visage et là il sort sa première série de ronflements discrets. Alors je sors de la pièce en catimini. Derrière la porte m’attend Pégase.
- Je te ferai signe… je lui dis.
Au bout des cinq minutes le journal a encore glissé sur le torse de Floflo. Il ronfle un peu plus fort. Je me lève doucement et je fais signe à Pégase
- Frappe fort, surtout.

Je m’en veux un peu. Le vieux colonel a l’air apaisé pour une fois. Le journal a glissé sur son ventre. Il dort comme dort un petit garçon après le dernier baiser de maman. Et puis un vacarme démarre à la porte. Il a compris, Pégase. Il entre, va vers le bureau, et ses pas résonnent. Puis faisant claquer les talons il s’installe garde à vous devant le bureau cylindre en annonçant d’une voix de tonnerre
‘Caporal Pédro Gonzalo de Alvarez y Zaavedra mon colonel’
Ca déclenche quelque chose chez Floflo... faut voir.
Dans un premier temps les ronflements s’éteignent, puis le pauvre vieux réintègre  son cauchemar coutumier. Il marmonne en geignant pendant une bonne minute
‘moteurs un trois droit quatre en flammes... allez sautez sautez sautez...’ puis il se réveille tout à fait. Pégase profite de ce moment de reprise du contact pour annoncer
- Le sergent Molinier m’a appris que vous vouliez me voir mon colonel...’
Floflo émerge. Lentement. Rassemble ses idées. Sort de cette situation d’urgence catastrophique qui se rappelle à lui épisodiquement et douloureusement. Il commence
‘RRrrr’ comme si ce fameux moteur droit donnait des signes de reprise. Puis c’est une série de ‘SSSssssffff’ rageurs et j’ai la trouille parce qu’à ce moment il s’adresse au caporal Pédro Gonzalo de Alvarez y Zaavedra dont l’absence le triture depuis une semaine. Pour une fois son visage arrive à afficher une expression vraiment irritée. Comme prévu il laisse exploser immédiatement  ‘Caporal de Alvarez de Pedro...’ sans réussir à terminer toute l’enfilade de noms  alors il demande ‘Vous avez été porté absent toute une semaine... où étiez vous passé bondieu de bondieu ?’
Et là, l’autre abruti, qui fait son huile debout raide au piquet, au lieu de s’en tenir à notre plan initial improvise.
- Je n’étais affecté nulle part mon colonel... alors j’en ai profité pour visiter Oued Zem.
Je m’enfouis sous la protection symbolique du Grand Livre des Effectifs que j’ouvre pour faire quelque chose qui me donne l’impression de ne pas être impliqué. Je redouble de sudation infecte. Floflo va éclater. Je le sens. Son teint vire à l’aubergine. Ses yeux éjectés aux bords des orbites s’en vont aller rouler sur le parquet, si ça continue. Il émet un râle.
‘Pffouii... ‘
L’autre manifeste l’intention  de reprendre la situation en mains pour justifier je ne sais quel délai idéal... je l’entends dire, avant qu’il l’ouvre 
‘Et les environs aussi mon colonel’
mais il saisit mon regard paniqué et s’abstient... puis mu par je ne sais quel instinct de conservation il fait ce qu’il faut faire. Il enlève son calot, affermit son regard étincelant dans les yeux du colonel, émet un sourire de pataud les pieds dans la boue, se passe la main dérangeant l’ordonnance de la masse de ses cheveux blonds... et tout ça décontenance Floflo qui se veut toujours en colère... quand il commence à bredouiller je l’entends comme dire avec tous les RRR qui roulent dans le Tech
- je m’en vais vous faire visiter moi mon gaillard... foutrebrique... vous me ferez quinze jours... trouvez moi une vraie raison ou je vous jure que je vous porte le motif à la division moi.
Mais le sourire étincelant, le regard bleu étincelant... la blondeur robuste des cheveux de l’Archange réincarné. Le regard de Floflo se fait incertain, la voix se détimbre, les yeux s’égarent encore une fois vers le portrait géant de son héros, divaguent entre les photos et le gugusse tellement crâne. Il ne tient pas le coup, Floflo. Malgré la gravité de la chose il finit par marmonner un ‘il faut un quart d’heure pour visiter Oued Zem...’ et après un silence... ‘et les environs...’  sorti d’une bouche molle, inaudible pour les non-initiés. Je me relâche un peu. Il est vaincu, le vieux colonel. Il l’avoue en lâchant son rituel bougonné  mais compréhensible
- Ça ira pour cette fois... mais n’y revenez pas... foutez moi le camp bon dieu !
L’autre ne demande pas son reste, remet son calot et disparaît après une version approximative du gestuel réglementaire. Moi je plonge la tête sous la table, à la recherche fallacieuse d’un carnet à souche vierge parce que Floflo me fusille du regard. Il doit commencer à se faire une idée de mon rôle, dans l’affaire. Pendant la semaine entière je me ferais léger comme un papillon, tout en tressant une faveur en hommage à ce soupçon de mauvaise foi distillée avec bonheur qui m’a confirmé dans l’idée que la belle âme du vieux colonel surnage toujours dans le flot de vicissitudes du quotidien et des horreurs, sans compter la tourbe de la réglementation militaire. Il y a comme ça des jours qui commencent mal, et qui finissent sur une touche d’humanité, un sentiment qu’on voudrait conserver pour l’éternité.


Certain jour d’été marocain, au comptoir d’un bistrot générateur de quelques fameux durillons de bedaines naquit la légende de la Corse vendue par Gênes à la France pour trois bateaux de charbon. On sait la colonie à la qualité de ce terreau où poussait très normalement - sous l’ombrelle des plus emblématiques émissaires à culottes bouffantes de la mère patrie et frottée à l’imagerie glorieuse d’envols de capes animées du vent du désert, zouaves, spahis, turcos, etc… etc…-   une médiocrité sans fard de ventres arrondis à l’appui des comptoirs de bistro et d’idées mijotées au pastis. Qu’attendre de ceux qui ont transformé le ‘huya… mon frère’ en ‘crouillat’ dérivé en ‘crouille’ ? devant tant de hauteur de vue alimentée par une continue volonté de blesser on n’a pas le choix. On prend ça d’où ça vient. Mais c’est histoire volée, mémoire volée, ce conte des trois bateaux. J’avais douze ans et je le prenais très mal. C’est l’insulte, pour ceux qui savent que les temps d’épopée ont été occultés. Qu’ont vécu ces rêveurs de Ponti Novu ? ce temps du tourment et ce  sentiment de n’être plus rien. Il faudra céder toujours céder ; il ne restera plus rien de nous, plus rien. Et ça dure, ces sentiments de perte, ça enfle juequ’à l’amertume. A travers les générations. Et puis un jour, nous aussi, le haut du pavé, dans des pays soumis eux aussi par la force. La force avec nous ! faire subir dans le souvenir de ce qu’on a subi ;  pour tenter d’effacer. Cruauté démultipliée. Perverse jubilation. Alors, s’étonner dans le même temps d’avoir difficulté à être français, et gratitude à ce qui fait la grandeur de la France… l’Empire colonial ? et puis l’Empire colonial s’effondre. Et un pan d’identité essentiel disparaît. Mais qui en fera justice, de ces rebondissements imprévisibles ? qui fera la liste ? et qui paiera ? puisque tout se paye. A moins que l’écriture…  au moins pour tenter d’alléger un peu l’addition.
Jean Baptiste Lucchini  

lundi 27 mai 2013

Quarante sous...

Nos paysans n’étaient pas plus tendres que les paysans d’un quelconque autre pays de partout et d’ailleurs. J’ai en réserve une histoire née en ces temps de dureté. Elle me vient de mon oncle Dominique Mattei. Lui-même l’avait recueillie je ne sais où. J’espère avoir le talent de vous faire apprécier cette douloureuse affaire.




Ce n’était pas normal. Le terrain était montueux mais égal. Murrimuffa raccourcit sa prise sur la bride et tira. C’était un geste assez doux. L’animal ne bougea pas. Murrimuffa tira plus fort, sans résultat. Ce n’était pas à un caprice du mulet, pattes raidies comme pour un refus. Fasgianu ne bougeait pas, l’œil devenu vague comme sous l’effet d’un songe. L’homme n’était pas patient. Il recula d’un pas et donna une série de coups de son bâton sur l’arrière train de la bête qui esquissa un mouvement. Murrimuffa pensa ‘il est un peu chargé… la montée est dure… mais quand même’ et il recommença à tirer énergiquement sur la bride, en évitant de gueuler, ce qui lui coûtait, mais il ne fallait surtout pas l’effrayer, l’animal. Et le mulet fit un pas, puis deux, trois, quatre, mais c’étaient des pas flageolants. Alors Murrimuffa se prit de colère et commença des encouragements divers, coups de pieds et gueulantes. Le mulet continua comme il avait commencé, chancelant puis s’arrêta derechef. Le muletier impatient donna encore quelques coups du bout pointu de son bâton sur le garrot de l’animal. Le mulet fit un pas, un deuxième, fléchit des pattes de devant et s’écroula. Inquiet l’homme se pencha, observa la langue sortie, raide, les spasmes sur le chanfrein, les masséters raidis, la bouche blanche d’écume, les yeux ouverts mais gagnés par un début d’opacité de mauvais aloi. Il dut se rendre à l’évidence. La pauvre bête était morte. Il pensa ‘morta du cori’ et lui se trouvait dans une situation inconfortable, avec sa charge sur le sentier. Quelle consolation, d’avoir diagnostiqué que c’était d’une défaillance du cœur que son meilleur mulet était mort ! il devait aller au pré se chercher une autre monture, la seule utilisable, et qui aurait eu besoin de quelque repos. Il n’y avait pas à hésiter. Il se débarrassa de son fusil derrière un rocher et se lança dans la descente à grands pas.
Murrimuffa marchait aussi vite que son corps sec habitué à ces efforts le lui permettait, avec comme souci de ne pas perdre sa journée et surtout sous la menace de ne rien retrouver de son chargement si quelqu’un passait sur le sentier en son absence. Autant dire qu’il était pressé. Il avait dépassé à l’aller une escouade de voltigeurs corses qui étaient lancés à la poursuite du bandit de Chialza, Vincentu Caramusa. Il retrouva la petite troupe quasiment au même endroit, quelques kilomètres plus loin. A son passage il y eut une sorte d’agitation, tôt réprimée, quelques mimiques inquiètes, des rires sous cape tôt arrêtés et des haussements d’épaules fatalistes. Les auxiliaires de gendarmerie étaient apparemment désappointés par quelque incident. Murrimuffa ne vit rien de tout cela et continua sa course sans s’arrêter, pressé par l’urgence. Il arriva bientôt à un petit plat duquel on pouvait voir le toit rouge de sa maison. Son passage fit s’envoler quelques oiseaux sans doute attirés par un peu d’orge tombée de l’un des sacs au moment du chargement. Il passa le tournant, déboucha de derrière le gros arbousier et s’avança vers les quatre pierres brutes qui faisaient escalier et donnaient accès à la placette de la maison qu’il habitait avec sa femme Maruzella. Un bruit insolite lui fit tourner la tête. Il eut le temps de voir une silhouette plonger du coin de la maison dans le maquis, un homme jeune vêtu de l’uniforme des voltigeurs avec des cadenettes blondes qui passaient de dessous le bonnet règlementaire. Le visage austère du muletier se figea soudainement. Murrimuffa s’était fait une gloire intime d’avoir détruit en lui toute illusion. Et là il s’étonna que les pierres sèches du muret sur lequel il s’était appuyé, l’arbre sous lequel il se trouvait, la terre et son herbe verte et même le ciel serein lui parussent en ces instants comme hors du temps, dénués de toute espèce de réalité, et que lui-même se figeat douloureusement sur une espèce de faille de son être, être qu’il percevait pour une fois comme inabouti, accroché à une antienne cinglante, ‘à quoi bon ? à quoi bon ?’ Il donna un coup de poing dans une pierre, grimaça et lècha ses jointures écorchées. ‘ A quoi bon ? à quoi bon ?’ et l’image d’un joli voltigeur traversa son esprit pendant que l’oiseau qui venait de se poser sur une branche au dessus de sa tête se lançait dans une trille. L’homme chercha de la main la crosse de son fusil, la laissa retomber le long de sa cuisse. Il se répéta ‘A quoi bon ?’ et à chacune des stances de cette antienne Murrimuffa sentait son être s’emplir d’une amertume qui finit par déborder en rage froide. Il ne savait quoi faire.  Il se mit à fouiller dans ses poches pour en sortir quelque objet d’usage quotidien, sa pipe, son cure-pipe, un canif, des pièces de monnaie, mais aucune inspiration. Dans son dos la maison était silencieuse au point qu’on ne pouvait dire si elle était habitée ou non. Il leva la tête. Le soleil avait tourné dans le ciel. Il devait être dix heures au moins. Il se leva de la pierre plate qui lui servait de siège et fit quelques pas incertains vers la maison.

A le voir entrer comme il entrait, sans manifester d’émotion particulière pourtant, mais précédé d’un regard lourd, la jeune et jolie Maruzella sut. Elle s’avança vers son mari, risquant un sourire. Croisement de regards, d’espoir peut-être. Quelque chose trompa sans doute la jeune femme. Une détente dans le visage de son mari ? elle allait dire  ‘ce n’est pas ce que tu crois…’ et elle se tut. Murrimuffa n’eut pas grand effort à faire. Un regard lourd derechef, et la belle se tut. Murrimuffa ne savait que dire. Il cherchait… des coups ? c’était encore continuer… une engueulade ? c’était encourager. Son regard errait sur le plancher.

Le dimanche suivant le couple se rendit à la messe. Devant l’entrée de l’église il y avait une assistance nombreuse qui attendait l’arrivée du curé, et, dans la foule, un beau jeune homme blond à moustache cavalière et cadenettes à la mode de France qui paradait avec deux de ses collègues également en uniforme. Indifférent aux regards des curieux Murrimuffa tira brutalement sa jeune épouse par le bras jusque devant le petit groupe de jeunes gens. Une mimique suffit à éloigner ceux auxquels il n’avait pas à faire puis, main au pistolet qu’il portait à la ceinture le muletier poussa la jeune femme devant le joli voltigeur.
- Tu me dois quarante sous. Donne les moi !
Subjugué par la violence de la demande le jeune homme plongea sa main dans sa poche et en sortit une pièce en argent. Murrimuffa prit la pièce dans la main du jeune homme et allait la glisser dans sa bourse mais Maruzella tenta de se dégager, fit mine de protester. Alors l’homme arrêta son geste, présenta devant la bouche de sa femme la pièce de monnaie ; et elle se tut. Ainsi, par la suite, chaque fois qu’elle se préparait à parler il sortait la même pièce de quarante sous de son gousset pour la lui présenter à deux doigts des lèvres. Et la belle se taisait. Les jours passaient. Le silence imposé par le mari détruisait le peu d’intimité qu’il pouvait y avoir entre les époux. Maruzella avait accepté d’épouser le muletier poussée par la nécessité et pour Murrimuffa l’amour n’était qu’un leurre que d’aucuns, pauvres niais, affichaient face à la dureté de la vie. Tous deux savaient à quoi s’en tenir, sur la qualité de leurs rapports et pourtant, ce silence scellé par cette pièce de quarante sous exhibée à sa moindre tentative de dire le moindre mot détruisait la santé de la jeune femme. Au fil des mois son joli visage se fana, son corps par le passé si désirable s’étiola, elle ne tarda pas à tomber malade. Le médecin fut à plusieurs reprises appelé. L’homme de l’art se déclara impuissant. En quelques mois Maruzella fut réduite à la dernière extrémité. Ce fut au tour du curé de venir. Il procéda à l’extrême onction, puis, cédant à il ne savait quel trouble il s’éclipsa sans un mot, laissant les deux époux en tête à tête. Murrimuffa se tenait au pied du lit de la mourante, visage toujours aussi amer. Il restait là, debout, à regarder la jeune femme alitée. Un peu d’écume apparaissait à la commissure des lèvres de la malade qui semblait même incapable d’accommoder son regard. Elle respirait difficilement. La fin venait à grands pas. Au dernier moment elle eut un geste de la main, à peine amorcé, pour demander à Murrimuffa de s’approcher, esquissa un mouvement indécis des lèvres. Elle semblait vouloir parler. L’homme s’approcha du lit, se pencha vers son épouse avec une grimace amère et sortant de la poche de son gousset la pièce de quarante sous en argent la présenta devant la bouche de la mourante. Maruzella tenta un dernier regard vers celui qui avait été son époux et s’éteignit dans un soupir ténu. Alors Murrimuffa glissa dans la bouche laissée ouverte par l’agonie la pièce de quarante sous et referma la mâchoire qu’il assura au moyen d’un mouchoir noué au dessus de la tête. Puis il alla vers la salle commune où attendaient les femmes qui allaient procéder à la toilette du cadavre.


Autant que partout ailleurs les paysans corses pouvaient enclore dans un surnom une destinée. En témoigne ce Murrimuffa, à la sonorité ingrate qui est composé de murru… museau et de muffa… rictus de mécontentement. J’ai crainte de laisser l’impression que, suite à ces quelques récits qui auraient inspiré un Barbey d’Aurevilly la lectrice ou le lecteur ne restent en mauvaise opinion de mon pays et de ses gens. Il est vrai que des histoires aussi cruelles, il y en a dans nos campagnes corses de quoi alimenter un possible florilège de contes cruels. N’est pas Maupassant qui veut.
Jean Baptiste Lucchini

mardi 23 avril 2013

I TRE PRISTATICCI




MARZU CATARZU

Dès son réveil -les yeux irrités par un afflux de gouttes de sueur infiltrées entre les  paupières- de vagues souvenirs affluèrent à son esprit ; branches d’arbres croulant sous la neige, sons assourdis sur les pentes blanches, odeurs de fumées enrichies de fragrances de charcuterie grillée, autant d’évocations de ses sens qui lui arrachèrent un soupir ; quelque part un regret, peut être même un sentiment de culpabilité. La moiteur de son corps sous son pilonu n’arrangea rien. Il s’ébroua, se redressa sur sa couche. Il ne comprit pas immédiatement la signification de la gaie rumeur qui bruissait dans la campagne mais l’inquiétude qui l’avait saisi dès son réveil se mua en irritation. Ebloui par un rayon de soleil il porta une main gercée en écran au dessus de ses yeux. Des yeux gris qui parcoururent la campagne débarrassée de sa houppelande hivernale. Des yeux éblouis de lumière qui s’agrandirent démesurément devant le spectacle de la manifestation brutale  de l’outrage. Dans un ciel d’azur des nuages légers jouaient à saute-mouton par-dessus les arêtes montagneuses. Ça pépiait dans les branchages bourgeonnants, les poules parcouraient les prés avec à leur suite des couvées piaillantes  et les chattes alanguies se roulaient dans les touffes d’armoise. Pis ! L’herbe naissante était couverte de hardes, matelas, couvertures et piloni que des ménagères impudentes avaient mis à aérer. Tout ce remue-ménage et cette profusion de vie l’indisposaient. Il fourragea de ses doigts gourds ses sourcils broussailleux pour en faire tomber trois flocons, presque fondus. Alors il voulut faire entendre qu’il n’était pas content. Il ne réussit à émettre qu’une espèce de jappement aigre qui mit en joie tant de portées de chiots qui s’éparpillèrent dans le maquis et intrigua des douzaines de porcelets, groins en l’air. Sa poitrine grondait d’une rage qu’il ne pouvait communiquer. De par-dessus les crêtes, les yeux embués de colère, il recensait, impuissant, le moindre manquement à sa majesté non encore officiellement éteinte. C’est alors qu’il aperçut quelque chose qui lui sembla l’affront ultime.



Là bas, tout en bas, dans un vallon inondé de soleil, un berger était en train de tondre ses moutons. Comme s’il était temps de tondre. Non mais ! il allait comprendre sa douleur, celui là ! il rajusta son pilonu et fit les deux pas qui le séparaient d’une maison riante dans la verdure, foisonnante de riens plaisants éparpillés de ci de là.

- Comment… tu es toujours là… je te croyais parti depuis deux semaines.
Le visiteur ravala sa bile. Il n’avait pas fini de faire rire. Mais il venait quémander une rallonge, alors ce n’était pas le moment de faire de caprice. Le propriétaire des lieux lui adressa un grand sourire.
- Mais assieds toi, nous ferons ensemble spuntinu. Et dis moi le bon vent qui t’amène… et enlève ton pilonu.
- Excuse moi. Je ne veux pas t’offenser. Je suis très pressé.
- Eehh… prends les choses en patience…
- Et comment je peux prendre les choses en patience… tu as vu… fais confiance aux gens toi et tu verras… regarde, on est le trente et un et vois ce qui se passe
- Qu’est ce qui se passe de si grave ?
- Qu’est ce qui se passe… qu’est ce qui se passe… tu ne vois rien, ma parole, tu es aveugle… on est le trente et un et il y a déjà un berger qui tond ses moutons… voilà ce qui se passe… alors je suis venu te demander de me prêter trois jours.
L’autre eut du mal à ne pas s’étouffer avec sa gorgée de vin. Il prit soudain la tête de celui qui ne se voit pas créancier. D’un autre coté il ne voulait pour rien au monde se fâcher avec un voisin aussi vindicatif. Il savait ce qui  était arrivé au voisin précédent, lequel avait laissé quelques plumes dans la querelle et épuisait sa patience avec un règlement compliqué à quatre ans pour un solde improbable. Cela incline à la prudence. Alors, après un long moment de réflexion Avril finit par dire, cherchant le regard de son compère… lequel évitait soigneusement.
- Tu as raison. Nous devons nous faire respecter.
Une expression particulière saisie sur le visage de son compère, tôt arrivée tôt disparue… avidité, malice, dissimulation ? lui donna à penser « meffi… il y a anguille sous roche »
- Alors prête moi trois jours.
Avril réfléchit intensément.
- Tu ne veux pas me les prêter, c’est ça ?
- Bien sûr que je vais te les prêter, ces trois jours, mais pas le premier du mois… les trois qui suivent.
- Pourquoi pas le premier ? qu’est ce que ça veut dire ?
- Ça veut dire que le premier fera barrière et que je n’aurais pas à disputer du tien et du mien l’an prochain à la même date. Disant cela Avril souriait, content de son astuce, et de voir le nez de son acolyte qui s’allongeait. Alors il se félicita  de  sa prudence et ainsi l’arrangement fut conclu.
Le lendemain donc Avril tint toutes les promesses des jours précédents. Tout souriait dans la nature, et le gazouillis des poissons dans les algues répondait au chant des oiseaux dans les ramures.  Quelque part, au fond d’une vallée, dans son caseddu, un berger se félicitait d’avoir pris de l’avance sur la tonte de ses moutons et escomptait tirer un bon prix de sa laine. Pendant ce temps notre héros sourcilleux se mitonnait une vengeance qui ferait date. Muni du sauf-conduit délivré par Avril il animait les moindres courants d’air, rappelait de par-dessus les crêtes d’infimes nuages vaporeux, assemblait les plus légères brumes pour tout accumuler en ouragans prometteurs de dégâts. Puis vint le surlendemain.
Ce fut ce jour là le premier jour de la colère de Mars, qui, soulevant son pilonu laissa tomber sur la nature inconséquente tout ce qu’il avait amassé comme eau, et disent encore les paysans de par ici é ci n’éra sutt’o capotu’. Il y en avait, sous la capote. Cela dura les trois jours prêtés, au grand dam des écervelées qui couraient après leur linge de maison éparpillé par la bourrasque, des oiselets qui regagnaient leurs nids à tire d’aile et d’un berger qui pleurait sur son troupeau malade. Nous arrêterons là cette triste histoire qui est à juste titre consignée dans les archives mentales des naturels du coin. Disons seulement que, pour ces trois jours  prêtés, qu’ils appellent ‘i trè pristaticci’ et les résultats du courroux de Mars les gens de ces montagnes ne font plus  crédit à Avril, si gentil mais si imprévisible mois. Et leur méfiance s’est étendue jusqu’à Mai puisqu’ils professent depuis cette affaire ‘Per magghiu e per magghionu un caccia u to  pilonu’ ainsi ne vous étonnez pas de croiser pendant tout le long mois de Mai, en montagne, tant de bergers soigneusement enveloppés dans leur pilonu.

Cette histoire je la dois à mon oncle Pierre –Petru Santu- dont j’avais surpris un jour le goût pour les fables paysannes. Il me l’a racontée debout sur le chemin, alors que nous descendions en devisant vers le studio qu’il s’était fait construire, sur le lieu de la cantine où il a passé tant de journées à surveiller son vin. 

dimanche 21 avril 2013

Traces...

Quelques photos pour présenter mes deux villages, Aullène en Alta Rocca et Munacia, au  pied de la montagne de Cagna. Je joins une photo de couverture d'un opuscule édité par l'Associu di i monaci qui a livré un travail de recensement remarquable. Bien sûr la lecture est recommandée et j'espère que cela initiera un moment d'échanges. 


Ci dessous,  Aullène, tomba di Cuntessa ; curieux monument à dôme... construit à appareil. Nul ne peut dire de quand il date, ni par qui il fut construit.
 La grotte murée du lieu dit Grussetu, à Monacia. Même incapacité à dater et attribuer. On y a trouvé du mobilier préhistorique... petit outillage et armatures en obsidienne et silex.
 La maison "a l'armi di Chiaroni" dans le vieux quartier de l'Arghjola, à Aullène.
n

jeudi 18 avril 2013

Dall'mio palazzu cupertu per li frondi, sul'la Tascjana nienti si n'asconda...


Sur l’herbe verte, le sang, ton sang,
Rouge ;
Rouge comme la roche
Qui témoigne, au bord de la mer.
Dans l’air bruissant la plainte,
Rauque,
Rauque comme celle du vent,
Du vent fou qui blanchit les flots d’écume
Les jours de tempête.
La mousquetade, proscrit,
De ta malevie fit mâlemort
Et les rochers pleurent en écho.
Les rochers, mémoires de pierre
Où note et parole s’inscrivent,
Notes et paroles de pierre
Pour faire front à l’oubli injurieux.
Par traîtrise et forfaiture
En ces lieux s’acheva ta balade,
Accomplie nuits et jours
Par les sentiers, de Tascjana en Testa.
En ces lieux naquit  la ballade,
Sur les traces de tes pas, de tes douleurs,
Echo fidèle
A jamais résonnant sur les parois rêches de nos montagnes
Et dans nos mémoires de rêveurs d’épopées,
Ton épopée,
Ghjuan’Cammeddu Nicolaï.

Jean Baptiste Lucchini