si
l’on excepte à Aullène quelque ruine de forteresse sur le flanc de Punta
Addarata, un escalier ‘stratégique’ dans le Campanagghiu et à Monacia les
ruines de la chapelle de santa Monica, les seuls vestiges de la féodalité
locale sur les territoires d’Aullène et de Monacia. Gênes, qui ne pouvait
tolérer quelque atteinte à sa puissance régalienne, d’origine féodale, avait
tout fait pour liquider toute famille désireuse d’installer une seigneurie
concurrente. Toutes les ‘grandes’ maisons tentées par l’aventure seront
laminées par la Superbe. Ainsi de Giudicellu di Cinarca, de Sinucellu d’Istria
et autres postulants. Ah oui ! quand même ! toutes ces tentatives
seigneuriales eurent lieu dans le Tra i monti que les stratèges génois
désignèrent, pour la distinguer de la région au nord de la chaîne montagneuse
centrale, sous l’appellation de Terre des Seigneurs. C’était donc un lieu où Gênes
devait porter un effort particulier, sous peine de compromettre sa maîtrise sur
l’île. Cette expression si ‘valorisante’ pour les naturels de notre Par delà
les Monts est sans doute aucun à rajouter au patrimoine féodal de la Corse. On
pourrait ajouter à cette liste l’épopée de la Ghjuvannara, cette secte qui
semblerait issue du mouvement cathare et qui a peut être fourni
l’appellation éponyme du sommet de la Ghiuvanna qui domine Aullène.
Je voudrais apporter une autre dimension au
récit qui va suivre. Il est placé à une époque où la terre à grandi subitement,
où les gens ont commencé à voyager dans des orientations inexplorées jusque là.
D’où pouvait bien venir ce Spaniolu au destin si particulier ? La nouvelle
qui suit se déroule dans les années 1570. En ces temps là la terre était, de
tradition, commune, tant à la plage qu’à la montagne. De fait Gênes avait
confisqué le territoire sur lequel les aullènois faisaient de toute antiquité
paître leurs animaux l’hiver et en avaient confié la gestion à Bonifacio. Il
semblerait donc qu’il y avait une population de montagne qui envoyait l’hiver
troupeaux et bergers sur les crêtes de la Pitrosa et du Casteddu et une
population résidante sur le site de la Munacia qui cultivait les parcelles
affermées par Bonifacio. Il est difficile de dire quelles étaient les relations
entre ces deux populations. Je prends le pari qu’elles n’étaient pas tout à
fait étrangères l’une à l’autre et que les bergers aullènois pouvaient
contracter un contrat de fermage avec Bonifacio. Au demeurant je ne vois pas ce
qui interdirait de supposer des relations amoureuses entre jeunes gens et
jeunes filles. A cette époque les marins européens commencent à silloner la
terre, changeant de ciel avec des étoiles dans les yeux et la nostalgie des
vieux pays au fond du cœur. Ils prennent conscience de la vraie dimension du
monde. C’est le début d’un temps nouveau. Les magies de la Terre Sainte s’éteignent,
laissant place au mythe de longue date
assoupi des îles enchantées.
Celui qui venait
de mariculanda
Je marche au bord de la mer. Je marche
et je rêvasse. J’aime marcher ainsi, fouler des jambes l’eau fraîche qui
miroite sous le soleil. A croire que ce sont les reflets de lumière dans l’eau
qui me poussent à cette rêverie. Je marche et je rêve, avec en tête d’autres
paysages, des paysages qui sembleraient étranges aux gens de ce lieu que
j’habite depuis ‘des lunes et des lunes’, comme on disait dans mon pays de naissance. Mon pays de naissance,
au-delà de tant de mers. Ici on dit ‘mariculanda’. Les pérégrinations pour
arriver en mon pays dépassent de loin ce que ces bergers pourraient imaginer
comme mariculanda. Que pourraient-ils comprendre de ce que je leur dirais, de
mon pays enserré entre ses quatre montagnes magiques ? tellement au-delà
des mers, pour ces gens qui n’ont jamais fait que piétiner dans leurs sentiers
de chèvres. Je leur ai un jour parlé de Tolède où m’a emmené padre Esteban,
après ma capture, et où j’ai passé une partie de ma jeunesse, alors ils
m’appellent Spaniolu. J’ai encore qui me hantent la mémoire d’une infinie
étendue d’eau verte et d’une énorme pirogue avec des voiles comme des ailes
d’oiseau géant. De temps en temps un de mes compagnons me demande encore une
fois ce que je faisais à Naples. J’étais secrétaire d’un grand seigneur… alors
ils me demandent pourquoi j’en suis parti… et je hausse les épaules….j’étais
jeune…la fille était belle… le père vindicatif… je me suis sauvé… et ils m’ont
recueilli sur la grève, au milieu des débris d’une barque. Ce sont des gens
compatissants et hospitaliers. Ils m’ont secouru et adopté. Je n’avais aucun bien.
Je me suis enrôlé et j’ai gagné galons et suffisamment d’argent pour revenir
m’installer, à la mort de Sampieru, dans ce bout de vallée. Que dire
d’autre ? j’aurais pu m’en aller, mais je suis resté. De plus il y avait
beaucoup de ressemblances avec ce que savais de ma patrie d’enfance. Ainsi la
terre y est commune et l’assemblée du peuple régit les affaires courantes. Bien
sûr, pour les autres, il y a la justice génoise. Et puis il y a eu Ghjacumina.
Il m’a suffi de la voir marcher comme on danse sur le sentier de la fontaine,
au bord du torrent. Ghjacumina, et la famille qu’elle m’a donnée. Et la vie que
j’ai eue avec elle.
Je marche, à peine conscient des gens
qui auprès de moi parcourent le bord de mer à la recherche d’oursins et de
coques. Parfois un cri signale le passage d’un poisson. On appelle ‘o Trinna…
un pesciu…’ et un jeune homme armé d’une foëne accourt. Le plus souvent trop tard. Un busard fait le
beau au dessus de l’étang. Un nuage passe. Je lève les yeux vers le ciel puis
vers la montagne à tête d’homme, l’Ommu di Cagna. Ma rêverie s’est envolée avec
ce nuage qui couronne le sommet sans le dissimuler dans la brume. Il devrait
faire beau, demain. Je fais ce constat et je m’entends appeler de l’autre coté
de la plage. Un garçonnet court vers moi.
- Zi Petru Santu voudrait te voir… il a dit que si tu montes par le Maracunceddu
tu passes le voir.
- C’est tout ?
- C’est tout.
Je passerai voir zi Petru Santu. C’est
un homme de poids, fermier de Bonifacio pour nombre de parcelles et qui a bâti
au Maracunceddu une maison grande et haute avec tout ce qu’il faut, sans
omettre meurtrières et porte épaisse à abattant. C’est aussi un homme de bonne
foi, un homme de bien. S’il m’appelle, ce n’est pas seulement pour m’acheter
une partie de mon chargement. Il ouvre toujours un flacon de son vin d’Ara,
quand je passe le voir, une fois discuté affaires.
Le vin est frais. Zi Petru Santu le
garde dans une niche creusée dans le roc, avec le fromage dans une feuille de
chou. Aujourd’hui il n’a pas l’air souriant ni de brillement dans l’œil bleu.
Il ne frise pas sa moustache grise, il n’assure pas d’un geste de jeune homme
sa coiffe sur son crâne avant de parler.
Il se penche vers moi, l’avant bras à plat sur la table et de l’autre main,
forte, à la peau tannée par le soleil,
il me ressert du vin. Quand il parle je sens son haleine et sa moustache
frémit au vent de sa respiration.
- tu es passé par le Casteddu ? je
réfléchis avant de répondre. Le vieux farceur a un air sérieux.
- Non… pourquoi ? qu’est ce qui se
passe ?
- Tu devrais… voilà… il se passe des
choses qui m’inquiètent là haut.
Je dois avoir l’air idiot. Il me dit
vivement
- Vous les aullènois vous vous souciez
davantage de vos bêtes que de vos pâtres. Est-ce qu’ils ont à manger, là haut,
sous les rochers du Casteddu ?
est-ce qu’ils sont en bonne santé ? qu’est ce qu’ils font ?
suit un silence puis
- On dirait que ce n’est pas votre
souci, comment ils vivent.
Je ne souris plus bêtement. Ce n’est pas
tellement faux ce qu’il dit, le vieux. Et je dois concéder qu’ils sont peu
nombreux, à Aullène comme à la Munacia à se préoccuper de ces choses. Mais il
n’a jamais été aussi virulent. Je n’ai rien à dire d’intelligent. Je me tais.
Zi Petru Santu boit une gorgée pour s’éclaircir la voix. Il se redresse et me
regarde dans les yeux. Son visage est grave.
- Il doit y avoir autre chose… tu sais
que mon petit neveu s’est engagé comme berger…
J'acquiesce d’un mouvement de tête.
Depuis la mort de son mari, Lina, la nièce de zi Petru Santu, doit faire face.
La famille va à vau l’eau. Les cadets sont partis chercher fortune à Rome, chez
le pape. Les aînées ont suivi leurs maris. Restent le premier des garçons,
malade, les deux dernières filles et le
jeune Matteu qui a du s’engager comme berger auprès d’une famille d’Aullène.
- Et bien figure toi qu’hier soir il est
rentré chez sa mère en pleurant, Matteu. Il ne veut plus y retourner, à
Sarrulattaghia… va savoir pourquoi. A ce moment une ombre obscurcit l’entrée de
la pièce. Un homme entre. Il est jeune. Son sarreau sombre contient
difficilement ses épaules et son dos. Il n’est pas très grand, mais quelle
carrure ! Il s’assied et dit
- Bon ghjornu o Spagno’.
puis il saisit une écuelle et se verse
du vin. Le vieux le regarde mais il n’a pas le temps d’ouvrir la bouche
- C’est fait, père… ce n’était rien. La
voix est forte et agréable. Francescu continue pour moi
- Lina… ma cousine… un engrenage du
moulin a lâché… il a fallu que je trouve de l’orme sec. Il me parle et ses yeux
bleus sourient. A croire qu’il a inventé la joie de vivre, cet homme. Zi Petru
Santu crie à la cantonade
- O Lisabè… mets deux assiettes de plus…
tu restes manger avec nous.
- Volontiers, je réponds.
J’ai tenu à voir le petit Matteu avant
de partir. Pourquoi a-t-il quitté ses compagnons ? a-t-il eu peur de
quelque chose ? le gamin s’est réfugié dans un silence obstiné. Zi Petru
Santu a raison. Il doit être effrayé par une menace quelconque, le petit Matteu.
Nous marchons depuis deux heures au moins dans une atmosphère humide.
L’Ommu di Cagna n’a pas tenu ses
promesses de beau temps. Il y a fort à parier qu’il a plu de l’autre coté de la
crête. Nous grimpons la rampe qui mène au Casteddu, moi devant, Francescu derrière. Le
sentier monte en serpentant dans une forte pente. Je souffle un peu. Je marche
un peu trop vite pour mon âge, afin de ne pas impatienter mon compagnon. Tout
en marchant je me récite la liste des jeunes gens qui sont présents sur la
serra entre Roccapina et Ommu Stesu. Francescu m’arrête, et je n’en suis pas
fâché. Le jeune homme se glisse au sein de la masse végétale humide dans
laquelle il disparaît. Au bout d’un moment il m’appelle et je le rejoins. Je
débouche dans un petit carré d’herbe et une image me traverse l’esprit. Celle de ce qui reste
d’une perdrix que le renard ou le faucon a capturée, ces quelques grandes
plumes et ce duvet éparpillés qui témoignent de la tragédie. Il y a là, dispersés
sur l’herbe piétinée ou accrochés aux
épines des buissons quelques débris de tissu. Francescu décroche un morceau de
ceinture rouge, le regarde de près et me le tend puis se penche pour ramasser
un carré de chanvre bistre. Je me penche et tends la main vers une branche
cassée d’arbousier à laquelle pendent quelques fils de poils de chèvre sans
doute arrachés à un pilonu. Je me retourne vers Francescu qui me renvoit un
regard de désolation et d’effroi. Je reste un instant debout sous l’arbousier,
le cœur glacé. Puis nous faisons encore un tour du lieu. A mon avis c’est trop
peu étendu pour qu’il y ait eu plus de deux combattants. Il n’y a pas d’autres
indices que les quelques débris que nous avons vu d’emblée et la végétation
foulée. C’est ce qui a attiré l’attention de Francescu. « Il n’y a
pas de sang » me dit Francescu. Je
réponds « non… pas de sang »
mais je ne suis pas rassuré pour autant. Après deux minutes de
discussion le jeune homme range dans sa besace ce que nous avons pu collecter
des misérables restes et nous repartons. Tout en marchant, alors que nous nous
enfonçons dans une brume épaisse qui étouffe tous les bruits je me demande ce
qui a bien pu se produire dans ce bout de maquis du Co’canu. Des images
parcourent mon esprit. Une lointaine scène, au bord d’un petit plateau ocre, de
gens qui se battent, des meurtres, des cris de haine et de douleur puis une
fuite sur les pentes d’une montagne stérile, un homme de haute taille à la tête
couverte d’une couronne de plumes, un autre, mince, vêtu d’un étrange costume
comme une robe marron serrée à la taille par un gros cordon et pourvue d’un
capuchon qui cache le visage et moi qui passe de mains en mains. Et je sais
qu’ici même, dans ce lieu où je vis maintenant, peut arriver un drame analogue.
Tout en marchant je me calme et me force à me remémorer la liste des pâtres
aullènois présents à la Munacia en cette fin d’hiver. Et je suis très content
d’arriver au plat de la crête. Nous montons d’abord vers Ommu Stesu, attirés
par des clochettes qui tintinnabulent dans le maquis. Francescu me quitte et se
lance dans la descente, en criant pour appeler l’attention de quiconque serait dans
ce lieu. Il revient bredouille au bout d’un long moment. Bredouille et mouillé.
Je me lève et nous repartons sur le chemin de crête, vers Grussetu. La pluie qui inondait le flanc nord a franchi la
ligne de crête et nous arrose abondamment. Nous sommes très heureux de nous
arrêter sous l’auvent naturel de la grotte murée. Il y a là cinq jeunes gens
qui se réchauffent à un feu de branches. Nous nous asseyons parmi les pâtres et
je les déduis de mon compte, après les avoir identifiés. Toute cette scène se déroule
dans un climat étrange. J’ai l’impression que nous sommes retranchés du monde
par le brouillard. D’autant que l’humidité absorbe tous les sons. Nous pouvons
crier autant que nous le pouvons, aucune chance un jour comme aujourd’hui de
nous faire entendre dans la plaine. Au bout de quelques minutes nous repartons.
Nous n’avons eu aucune réponse à nos questions. Ceux qui sont absents parmi la
petite bande qui se retrouve à Grussetu sont partis pour donner un coup de main
à Cannisgionu ou à Bon’Anda. J’ai posé la question avec un maximum de
précautions. Peut être inutiles, peut être trop manifestes, voire alarmantes. Ils
n’en reste pas moins que les pâtres présents n’ont rien remarqué qui les ait
inquiétés, ces derniers jours. Nous les quittons mais je garde en mon esprit
l’image d’un garçonnet d’une famille d’Aullène que je connais. Il est resté
tout le temps silencieux, enfoui sous son pilonu trop vaste, son visage fin et
intelligent dissimulé entre ses genoux. Le petit Vintura est très communicatif,
d’habitude. Je ne sais qu’en penser. Mais ce n’est qu’une impression, comme une
gêne, et je m’abstiens de m’en ouvrir à Francescu. Le temps ne s’arrange pas.
Heureusement nos piloni sont à l’épreuve du mauvais temps parce que la pluie se
renforce. Je m’arrête.
- On ferait mieux de s’arrêter à Canton
d’Aricchia.
- Si on ne rate pas le chemin.
C’est vrai qu’avec la pluie on ne voit
pas grand-chose. Je scrute le sol, marchant tête penchée pour ne pas rater le
sentier qui plonge vers le rocher couvert puis la source avec son abri.
J’ai failli me laisser surprendre parce
que c’est plus près que je ne crois. En tout cas nous sommes à deux pas d’un
abri un peu petit mais commode. Nous pourrons manger au sec. Le temps est
vraiment exécrable. Nous dépassons le parvis sur lequel est appuyé Canton
d’Aricchia. Il n’y a personne. Francescu sur mes talons je m’engage vers la
source. C’est en arrivant que je peux sentir le fumet d’une pièce de viande qui
rôtit à un feu de bois. J’allume les mèches de mes pistolets et je crie
- Amis… nous venons en amis…
Pas de réponse. Nous nous approchons,
moi les mains sur mes pistolets, Francescu son pinnatu au poing. Dépassé le
rocher qui fait saillie nous nous trouvons face à face avec quatre gamins,
debout, l’air peu rassuré, qui se tiennent autour d’un feu sur lequel grille un
cuisseau de sanglier enfilé à un pal de bois. Il y a un peu de gêne. Les gamins
ont eu peur. Et puis maintenant ils se voient contraints de partager leur repas
avec nous. Aussi, une fois assis sur un quartier de rocher je sors de ma
bujacca mes richesses, pain, vin, uletta et châtaignes sèches. De son coté
Francescu en fait tout autant en ajoutant un torchon plein de biscuits. Nous
attendons que la viande soit cuite en discutant et moi en refaisant mentalement
le compte des pastoureaux que nous avons vus. Il fait bon auprès du feu et nos
piloni fument, lâchant de leur humidité. A nous six nous nous enfournons une
bonne moitié du cuisseau. Je pense déjà au moment où il faudra repartir sur le
sentier, vers Sarrulattghia. Une bonne heure de marche.
C’est un gamin à l’air décidé. Carrulu
est le petit fils d’un cousin germain de ma Ghjiacumina, ce qui me donne sur
lui un supplément d’autorité et un devoir d’assistance particulier. Je lui ai
confié mes chèvres et mes brebis. D’abord il veut me faire le décompte du croît
de mon troupeau mais je l’arrête. Je lui dis pourquoi nous sommes là. Il nous
dit qu’il a vu à Misgjolu, dans le maquis et qu’il s’est mis en route pour signaler
la présence du macchiaghjolu dans le Casteddu. Misgjolu ! une vendetta
comme il y en a partout eu, et comme il y en aura encore. Celui là n’a jamais
fait de mal à personne, du moins depuis qu’il a pris le maquis pour échapper à
ses ennemis. Mais qui sait ce qui peut traverser la tête de quelqu’un qui a passé
tant de temps tout seul ? il en est
qui deviennent fous.
- Tu le connais, à Misgjolu ?
- Je l’ai reconnu… on le reconnaît à
Misgjolu… grand comme il est.
- Est-ce qu’il porte une arme à
feu ? le gamin dit qu’il n’en a pas vu. Bien sûr, sous le pilonu, il ne
peut pas dire. Une idée me vient subitement. Nous n’avons pas voulu inquiéter
les pastoureaux alors nous n’avons pas mentionné notre trouvaille dans maquis.
Il vaut peut être mieux qu’ils soient au courant du danger. Francescu me
devance.
- Il faut qu’on te dise… il faut faire
attention. Attention… on ne sait pas ce que c’est, mais on a trouvé des indices
de lutte dans le Co’canu. C’est peut être grave. Préviens quand même les autres,
qu’ils ne se trouvent pas isolés dans le maquis.
Carrulu me regarde, l’air interrogatif.
- Nous essayons de savoir si quelqu’un
manque, de ceux d’Aullène. Est-ce que tu sais si quelqu’un manque ?
- Je ne peux pas dire… on bouge
beaucoup, tous les jours. Il attend un moment puis il continue
- Tu sais ce que c’est. On se voit…
on se donne des coups de main… on va à gauche… à droite… hier il y avait
beaucoup de monde à Bon’ Anda. Personne n’a dit que quelqu’un manquait… ah
oui !
Je redresse la tête.
- Il y a Matteu qui est rentré chez sa
mère, au Maracunceddu.
- On sait pour lui.Tu sais
pourquoi ?
- Non… je crois qu’il ne s’y faisait
pas, au métier de berger.
Je suis songeur. Zi Petru Santu pensait
que le petit Matteu avait peur de quelque chose. De quoi ? de
Misgjiolu ? il ne semblait pas être au courant de la présence du proscrit dans
le coin. Alors, quoi d’autre ?
- Il a des amis, Matteu ?
- Il était souvent avec notre parent… le
petit Vintura.
Je l’ai indisposé. Je ne sais quoi
penser de cette affaire, et encore moins quoi faire. Cette indécision, Carrulu la sent, et ça le perturbe. Et moi donc !
Nous voilà repartis vers Sarrulatagghia.
Il y a des heures que nous marchons et j’ai besoin de repos. Un bout de pain,
un verre de vin et dormir ; voilà tout ce à quoi j’aspire. L’abri semble
vide, à notre arrivée. Nous en faisons le tour, nous appelons du rocher qui
sert de toit. En pure perte. Nous entrons dans la grotte. A peine hospitalier,
l’abri, froid, sous la roche naturelle, et pourtant, quel
soulagement ! je jette un œil dans l’obscurité. Il y a du changement.
Quelqu’un a aménagé une longue banquette de pierre. Je vérifie que l’amadou de
la mèche et la poudre d’amorce de mes pistolets sont secs et je les range
contre la paroi. Je m’étends sur la banquette, enveloppé dans mon pilonu. La
nuit passée chez Petru Santu n’a pas réparé toute la fatigue de ma descente
d’Aullène. Cette course, c’est trop pour mon âge. Et moi qui avais prévu
d’aller jusque Vadi Scopa. Je suis étendu, le regard vers le plafond de la
grotte. Francescu s’agite dans un recoin, coupe du bois, l’entasse entre trois
cailloux. Je fais simulacre de me lever mais il m’arrête d’un regard. Il
pourrait être mon fils, Francescu. Et je m’endors, d’un coup.
J’ai gardé de mon passé d’escrimeur
–merci à toi, don Alvarez, vétéran de Pavie- et de mes aventures avec Sampieru
Corsu l’habitude de m’étirer consciencieusement à mon lever. Francescu s’affaire
auprès d’un petit foyer de sarments secs vidant le contenu d’une grosse zucca
dans un récipient en cuivre qu’il dépose sur le feu. Quand j’ai fini mes gesticulations
la soupe est prête et nous la mangeons, plongeant chacun son tour une cuillère
en bois dans la casserole. Miracle d’un peu de bien être ; je me sens dans
une condition de jeune homme. Je vais sur le parvis de la grotte. Ce matin le
paysage est baigné de lumière et résonne de tous les bruissements du maquis.
Des hauteurs où il se tient le Canton’ d’Aricchia répercute les appels des
pâtres qui se saluent en se quittant, les aboiements des chiens, les bêlements
des brebis et les tintements des clochettes. Ravis du beau temps nous
rassemblons nos affaires et nous nous lançons dans la descente vers Vadi Scopa.
Nous cheminons depuis une heure au fond
d’un maquis, entre deux murs de bruyères. On n’entend rien. Pas le moindre
appel, pas un pépiement de perdrix. Tout bruit passe au dessus de nous. Je
ferais n’importe quoi pour échapper à ce sentiment d’oppression. Au croisement
de Bon’Anda Francescu me dit de prendre à droite. Je suis d’accord. Au bout de
quelques minutes nous tombons sur un amoncellement de gros cailloux que nous
escaladons.
- J’en avais assez… dans ces bruyères. On
ne voit ni on n’entend rien.
Du sommet de cet amas qu’on appelle ici
scialvaru les sons parviennent à l’oreille et on découvre l’ensemble un
panorama plus ouvert. Debout sur la plus haute roche nous inspectons les lieux.
Inutilement, en apparence.
- Il ne se passe rien… allons nous en.
Je lui donne un petit coup de coude dans
les côtes. A bonne distance, sur le flanc d’en face, un homme monte avec
vivacité la pente qui mène à la Pitrosa. Nous nous regardons. Mimique pour
mimique. Trop loin pour reconnaître l’individu que nous continuons à suivre des
yeux quand je sens une pression sur le bras puis pointe son index plus haut
dans la pente. Encore des échanges de mimiques dubitatives. Cet autre homme semble
lui aussi pressé par l’enfer mais il m’est impossible d’affirmer que le second poursuit le premier,
que de toute façons il ne semble pas en mesure de le rattraper. Nous restons
sur le scialvaru à suivre la double course. De temps en temps un des deux
hommes disparaît dans un creux de végétation. Nous restons là jusqu’à être
assurés qu’ils sont tous deux passés de l’autre coté de la crête. Peut être
apprendrons nous quelque chose des bergers de Bon’Anda ou de Mariola. Pas sans
nous être restaurés. L’heure de la collation du matin a sonné au creux de nos
estomacs. Nous descendons de notre observatoire pour faire spuntinu à l’ombre.
C’est là que Francescu, tout en sortant ses provisions me dit :
- On disait dans le pays qu’avant-hier
on a entendu un coup de feu du coté de la Fossa.
Je fais la moue. Pourquoi un coup
de feu ? qui ça peut-être ? un coup de feu qui a tué le sanglier que
nous avons mangé hier ? en plus vient se mêler à tout ça Misgjolu Je ne le
vois pas en meurtrier, Misgjolu. J’ai dans l’idée qu’il a été accusé sans
preuve. Désespérant de prouver son innoncence à la famille du mort –des gens de
Levie- il a pris le maquis, ce que n’importe qui aurait fait à sa place. J’ai
beau réfléchir, je ne vois aucun lien dans tout cela.
Le soleil a dépassé son plus haut depuis
longtemps que nous marchons encore, en quête des troupeaux. Nous avons croisé
et interrogé une bonne douzaine de pâtres sans résultat. Aucun n’a pu nous dire
s’il y avait un manquant ni nous donner de précision sur les deux hommes que
nous avions vu courir vers la Pitrosa. Quelques uns ont reconnu avoir entendu
un coup de feu deux jours plus tôt.
- Si on passait chez Anton’Marcu ?
Francescu opine de la tête. Anton’Marcu
est un homme qui cultive quelques parcelles aux environs de Capucciagghia. Nous
le trouvons dans son jardin, aux abords de sa citerne remplie. Il fait de
l’herbe pour ses lapins. Nous nous saluons, nous informons de la santé des uns et des autres, des quelques nouvelles
intéressantes, du temps et de la pluie. Il voudrait nous emmener chez lui mais
nous lui expliquons notre démarche. Au bout de quelques minutes je me fais à
l’idée qu’il ne sait rien sur les sujets qui nous intéressent.
Francescu piétine les braises sur lequelles à grillé notre lard
et parachève d’un filet d’eau son oeuvre. J’essuie mon couteau à une feuille
d’arbousier et le range, puis je m’allonge, la tête sur trois branches de
bruyère. La marche et mon âge commencent à me peser sur les genoux. Je tombe
dans le sommeil, comme une masse. Et je me réveille avec une sensation pénible
d’impuissance face à un danger inconnu, dans le souvenir d’un rêve. Je tentais
de rejoindre un havre de paix dans une grotte accueillante mais je ne pouvais
faire un pas sans m’emmêler les pieds. A mon coté, dans l’ombre, j’entendais
chuchoter des messes basses. Ce sont des chuchotements qui m’ont réveillé. Je me lève et je fais quelques pas vers la
source du bruit. Ils sont deux qui discutent avec Francescu. Les trois hommes
sont accroupis, comme on le fait pour tenir à l’écart les gêneurs. Je suis un
peu embarrassé d’imposer ma présence mais, compte tenu des circonstances, je
m’avance. En me voyant Francescu se relève.
- Ah… tu es réveillé.
Il est imité par les deux autres qui me
saluent. Il y a là un gaillard fort en gueule et un petit rouquin, un voisin
d’Aullène. Je n’ai jamais pu accrocher le regard de ce jeune homme. Pas
étonnant de les trouver ensemble. La voix publique aullènoise leur promet, à
l’un et à l’autre un avenir de gibet. Il y a eu un moment de gêne à mon
approche et je regrette presque d’avoir fait jouer la prérogative due à mon âge
et à mes parentèles. Je voudrais leur poser quelques questions. Visages fermés,
ils disent qu’ils ont à faire. Ils s’enfoncent dans le sentier, dans le sens de
la montée. Nous les suivons de l’œil un moment puis Francescu se tourne vers
moi avec une mimique appuyée par un haussement d’épaules ; perplexité
et impuissance. C’est aussi mon sentiment. Nous repartons dans la descente. Je
garde longtemps dans mon esprit les cernes et le visage aux traits incertains
de Rustusciummu, le gros blond. Il a l’air épuisé, comme quelqu’un qui a fourni
une bonne course. Ses joues rougeaudes et ses mains sont lacérées de griffures
de ronces. Cela arrive souvent, aux bergers qui sont obligés de se lancer à la
poursuite d’une bête capricieuse ou apeurée dans ce maquis ingrat. Pour ma part
je n’aspire plus qu’à m’allonger dans un recoin de grotte et à me reposer.
Heureusement nous ne sommes plus très loin de Bon’Anda.
Francescu me dit
- Ce n’est rien… continuons.
J’ai l’impression qu’on m’appelle et je
tends l’oreille.
- Spaniolu… Spaniolu…
C’est Carrulu. Le jeune homme est
essoufflé et comme Rustusciummu tout à l’heure il porte les stigmates de
quelqu’un qui s’est engouffré dans un maquis. Griffures au visage et aux mains.
Je sens qu’il va me dire quelque chose mais ça ne sort pas. Plus loin dans le
sentier, à quelques pas, Francescu s’est arrêté. Je n’insiste pas. Ça attendra,
Bon’Anda.
Ils sont une douzaine qui pâcagent dans
le coin. C’est un lieu ombragé, très agréable l’été, avec le ruisseau qui coule
en contre bas, la fontaine, les deux jardins, une maison, un moulin à eau et
son réservoir. La propriété est affermée par Bonifacio à des gens que je
connais. Saveriu est un bonhomme qui me saute dessus dès qu’il me voit et
m’entraîne vers sa demeure. Il appelle à la cantonade
- Lillina… o Lilli… mets une assiette de
plus… nous avons de la visite.
Je suis très ému de l’accueil du petit
homme qui me donne l’accolade et me souhaite la bienvenue avec tant de bonhomie
et un peu soucieux de la disparition de Francescu qui s’est défilé entre deux
énormes rochers. Je suis mon hôte qui me fait les honneurs de sa maison. Dês
l’entrée nous sommes accueillis par l’odeur d’une soupe qui cuit dans l’âtre.
Pendant le repas nous discutons de choses et d’autres. Ils sont surpris de me
voir sans mes mulets et ma marchandise. Je leur dis que je reviendrais mais que
je visite les bergers d’Aullène. Lillina est femme. Elle ne peut pas tenir. Tout
en mangeant dans son écuelle en compagnie de son aînée, debout auprès de
l’âtre, elle m’interroge sur ce que j’ai comme tissu et autres choses pour
foulards et robes. Saveriu sourit complaisamment. ‘Ces femmes et leurs
babioles’. Du coup je fais le détail de ce que j’ai apporté d’Ajaccio et je
promets de repasser. Ce qui n’aurait pas manqué de toute façon. Les fermiers
ont souvent de la monnaie. Il faut toujours marchander, bien sûr, mais avec eux
on évite souvent le troc. Les enfants se lèvent de table. Les garçons
s’égaillent dans les environs, à la recherche des pâtres de leur âge, pour
jouer, tendre des pièges aux oiseaux. Tiresa, la fille aînée, dessert la table.
- Et comment ça se fait, que tu fasses
tous ces allers retours ?
Je lui raconte notre trouvaille dans le
maquis, la veille, aux environs du Co’canu. Ni Saveriu ni Lillina ne peuvent me
dire si quelqu’un parmi les pâtres qui pâcagent dans le coin est absent.
Et puis la femme se reprend.
- On les voit tous les jours… hier et
avant-hier je n’ai vu ni Rustuciummu ni Ghiatti Vulpu. Cette révélation ouvre
sur d’autres. Je questionne. Le gros à lard, la grande gueule et son ami, le
rouquin sournois, disparaissent de temps en temps, laissant leurs troupeaux à
la garde des plus jeunes. J’ai fait le métier, et je sais que cela arrive
souvent. Je sais aussi que les plus grands s’autorisent d’autres pratiques, des
privautés moins anodines. La discussion est lancée et je n’ai pas à poser de
questions pour l’instant.
- Il y a aussi Misgjolu dans le coin… je
te le dis… mais tu l’aurais su de toutes façons. Il a tué un sanglier… celui
qu’on vient de manger. Mais il ne nous a rien dit… tu sais comment il est
Misgjolu.
Nous parlons du proscrit un moment.
Saveriu ne fait pas mystère avec moi que Misgjolu est toujours le bienvenu chez
eux. Pour eux, c’est une affaire malheureuse et Misgjolu s’est trouvé pris dans
une machination. Tout en parlant je me dis que s’il y a un lien entre ce que
nous avons surpris dans le maquis à Vadi Scopa, ce que nous avons découvert dans
le Co’canu et la présence de Misgjolu, si loin d’Aullène, je ne le vois pas.
- Vous n’avez vu personne d’autre, ces
derniers temps, dans le coin ?
- Personne.
Maintenant je sens que ces braves gens
sont aussi inquiets que moi. Puis Tiresa, la fille de la maison interpelle sa
mère. Elles ont trouvé un des pâtres en pleurs dans le maquis, il y a deux
jours.
- Tu sais bien… le petit qu’on voit de
temps en temps, Damianu…
Lillina confirme. Mais ce n’est pas rare
que des pâtres pleurent dans le maquis… les plus petits du moins. Les plus
grands ne sont pas toujours tendres. Ce qui n’est pas une révélation pour moi.
J’ai surpris à plusieurs reprises, en faisant le tour de mes troupeaux, des
choses qu’il est difficile de raconter, surtout à des braves gens comme Lillina
et Saveriu, tellement innocents tous deux sur ces questions.
- Et vous l’avez revu, à Damianu,
aujourd’hui ?
Les trois se consultent. Conclusion. Il
mêne son toupeau plus haut, vers le Pintonu, et il ne descend pas tous les
jours, n’est ce pas. Pendant que mes hôtes parlent je fais un tour de tous ceux
que j’ai vu, ou dont on m’a certifié qu’ils étaient présents. Je me souviens
n’avoir pas vu le gamin, mais les autres que j’ai interrogés ne l’ont pas
compté comme absent. La nuit tombe. Saveriu me ressert un verre de vin. Lillina
jette quelques châtaignes dans une poêle percée et la pose au dessus du feu,
calée par trois pierres. La fille aînée va sur le seuil et appelle à la
cantonade ses frères et sœurs. Bientôt la maison retentit de rires et de
cris. Saveriu a bien du mal à mettre un
peu d’ordre. La veillée s’achève.
Lillina me dresse une paillasse dans un recoin de la salle, pas trop
loin du feu.
- Il fait encore froid, certaines nuits…
vous serez bien là.
Je remercie et me couche. Avant de
m’endormir je me pose question sur question, et en particulier les raisons pour
lesquelles mon compagnon n’a pas eu droit au même traitement que moi. Les deux
familles ne sont pas en mauvais termes, pour autant que je sache. Et puis mon
esprit s’évade.
Yatahey yatahey ! souvent avant de
m’endormir, ou parfois quand je me réveille, la nuit, la vieille salutation
résonne en ma poitrine. En ai-je rêvé de mon pays de naissance, et de ma
mère ? Revoir ma mère, lui parler, revoir les quatre montagnes entre lesquelles
il se trouve cerné, mon pays de naissance. Ces nuits là je me désespère. Tout
ce temps passé ! et ces
mers… ces espaces… les Canarias… la Castille…Naples… l’impression d’avoir trop
vécu … tout ce qu’on tait, tout ce qu’on ne se dit qu’à soi même en ces jours où
s’annonce l’abîme . Je sais que je ne le retrouverai jamais, mon pays de
naissance. Et ma mère est certainement morte. Il pourrait me rester la mémoire.
Mais j’ai tant oublié. Surtout de la langue de ma mère. Voilà mes rêves et mon tourment. Je rêve et
je me réveille, la tête pleine de paysages excessifs créés par je ne sais quel
démon. Ce même esprit malin doit être malin au
delà du possible car du visage de ma mère, que padre Estéban disait si belle,
il fait parfois une pomme avec des joues rondes et rouges et deux prunes noires
qui me mettent mal à l’aise comme si j’étais coupable, ou aussi bien au centre
d’une crinière noire une tâche pâle toute en yeux immenses et en bouche trop
large. Je sais qu’il s’agit de ma mère et ça suffit pour me réveiller, en fond
de mon esprit embrumé les images de mes oncles, guerriers emplumés piétinant
l’aire des rassemblements héroïques, vieux chants épiques aux lèvres et
d’autres, en armures juchés sur des animaux aux longues pattes jamais vus dans
le pays. L’âge n’y a rien fait. Je rêve de ma mère et je pleure. Je ne me
souviens plus du visage de ma mère. Je me souviens bien de celui de mes oncles
mais de ma mère il ne me reste qu’une sensation de douceur, une tiédeur dans ma
poitrine. Et pourtant ma mémoire qui a oublié tant de choses a gardé le
souvenir d’une île dont les habitants sifflaient à tout bout de champ. On les
entendait dans les montagnes, ces sifflets. Depuis, j’en ai tellement vu au
cours de mes pérégrinations que je me demande bien ce qui de tout cela a de la
valeur. Et ce que vaut une vie. Quand je suis dans cet état d’esprit je
voudrais… je voudrais je ne sais quoi, sauf qu’il me semble que je n’ai jamais
assez réfléchi à des choses importantes… ce qui fait le monde, ce qui fait que
les gens sont ceci ou cela et à l’importance des choses. Et sur la fin de nuit
je me rendors. Au réveil je dois me secouer pour être un tant soi peu en accord
avec ce que l’on attend de moi. Voilà ce que je fais, ce matin, allongé sur une
douce couche et m’y attardant jusqu’au moment où je me réveille tout à fait.
Sans doute l’odeur d’une soupe qui réchauffe et les allées et venues discrètes
de quelqu’un. Une femme. Allons ! il faut que je me secoue.
- Tu l’as vu, à Francescu.
- Non. Il est parti de bonne heure. Il a
dit que tu l’attendes.
Le garçonnet qui se tient devant moi
doit à peine dépasser les onze ans. Il semble malade. Il me regarde avec des
yeux fiévreux qui quémandent un peu d’attention. Je sais que la vie dans ce
recoin de la terre est dure. Et que les familles ont besoin que tout le monde
soit à la tâche très tôt. Mais à onze ans, sur ces crêtes inhospitalières,
quand même. Ils doivent rêver de la maison familiale, et de leur mère, ces
enfants. Et moi, j’ai si peu de temps à lui consacrer, à ce petit Vittoriu. Je
lui redemande s’il y a longtemps qu’il n’a revu Damianu. Il ne peut pas me
dire. Ce qui veut dire que je dois remonter dans la vallée pour interroger les
pâtres qui fréquentent les mêmes pâturages et les mêmes abris. Quelque part
dans le jardin Saveriu mène un boucan d’enfer. Il doit redresser sa murette
écroulée. Quand j’arrive il est en train d’essayer de mettre en place une
pierre trop grosse pour un seul homme. Nous nous échinons pendant un bon
moment. Le bloc est au bon endroit mais il bouge. Je lui dis que je vais m’en
occuper et il me quitte pour un autre travail. J’assemble des petits cailloux
et je les place ici et là, bougeant le gros bloc quand soudain une ombre se
projette sur le muret. Je me retourne. C’est Carrulu. Il m’aide à finir de
caler le bloc ; quelques efforts et la grosse pierre ne bouge plus. Un
appel de la maison. C’est Lillina. Elle propose au jeune homme le reste de la
soupe du matin. Pensez qu’il dit non, Carrulu. Tout en lapant son écuelle, avec
les femmes qui vont et viennent autour de nous, il me
parle ; précipitamment. Et il a des choses à me dire, Carrulu. Je me
garde une réflexion pour moi. Il aurait aussi bien pu me raconter tout ça hier.
Il a eu le temps de réfléchir, Carrulu.
Ça fait bien trois jours qu’il ne l’a pas vu, le petit Damianu. Et moi qui me
sens plus que fatigué, après ces courses en montagne, depuis quatre jours que
je suis descendu d’Aullène.
- Et Rustuciummu… et son compère, ce
Ghiatti Vulpu… qu’est ce qu’il en est ?
- Ils vont et viennent… ils laissent le
soin de leurs troupeaux aux plus jeunes. Ils cherchent des acheteurs… ils se
chargent de la vente… ils pèsent, à leur façon…
Je traduis… ils payent ce qu’ils
veulent… ou ne payent pas. Je connais bien tout ce dont il s’agit. Les menaces,
les brutalités… et personne ne se plaint, de peur des représailles.
- Alors ils doivent voir du monde, par
ici.
- Il y a du monde qui monte, de temps en
temps… le chasseur de la Munacia… et un
autre des environs de Bonifacio. Je lui demande, pour ses griffures sur son
visage.
- Je me suis jeté dans le maquis pour ne
pas être vu des deux autres, Rustuciummu et le rouquin.
Puis il se tait. Et moi, je reste avec
l’idée qu’il ne me dit pas tout ce qu’il sait. Qui veut-il épargner ?
pourquoi cette prudence ? je me décide à le forcer un peu quand un éclat
de voix joyeuse résonne dans le sentier qui mène aux grottes murées. C’est
Francescu. Carrulu s’en va vers la maison pour rendre son écuelle. Je les vois
un instant, Tiresa et lui, debout, l’écuelle entre eux, silencieux, yeux
baissés. Et j’oublie de lui demander pourquoi il évite de se trouver en
présence des deux compères.
Francescu m’a proposé avec raison de
nous séparer. Pendant que j’enquête dans les hauteurs il continuera de chercher
sur le bord de mer. Nous nous retrouverons chez son père, au Maracunceddu. Au
moment de partir j’entends un appel. Je m’arrête pour savoir ce dont il s’agit pendant
que Francescu disparaît dans le sentier qui serpente vers Roccapiana.
- O
Spanio… attends… attends.
C’est
Saveriu. Il vient à moi, tirant un grand
âne au bout d’une longe. Je remercie. Et je reconnais in petto que c’est bien
venu, une monture. Savériu me tend ses mains en coupe pour tenir mon genou et
je me huche sur le robuste baudet. Je vais pour demander… mais le brave homme
me coupe la parole.
- Quelqu’un me le ramènera, l’âne… va o Spanio… va.
Carrulu, qui trottine devant s’arrête
soudain, se tourne vers moi, l’index en travers de la bouche. J’arrête ma
monture. Le gamin revient silencieusement, prend la bride de mon âne et m’entraîne vers un infime trou de la verdure
du maquis pendant que je prépare mes pistolets. Nous attendons là un bon
moment. Je vais pour ranger mon arsenal derrière mon dos, sous mon sarreau, mais
j’entends un discret bruit de pas. J’espère que la fumée des mèches se dilue
dans le feuillage de l’oléastre qui nous dissimule. Je distingue quelques
bruits de pas, et puis un appel, léger. Carrulu se tient, à la tête de ma
monture, figé.
-
Spanio… o Spanio… c’est moi, Misgjolu. Je
sais que vous êtes là… vous ne risquez rien. A travers le feuillage je scrute
ce que je peux voir du sentier. Je ne peux distinguer qu’une silhouette sombre,
celle d’un homme qui tient une arquebuse à bouts de bras. La mèche semble
éteinte. D’un geste j’empêche Carrulu de
s’avancer à découvert.
- C’est toi, Misgjolu ?
- C’est moi…
- Tu es seul ?
- Tout seul… je consulte des yeux
Carrulu. Le gamin a l’oreille fine. Il lève un doigt pour me dire qu’il a
entendu un seul bruit de pas, tout à l’heure. Je fais :
- Avance. Et Misgjolu fait quelques pas dans la petite clairière. Il
pose son arquebuse par terre et se défait de son pilonu qu’il laisse tomber à
ses pieds. Il a, passés à sa ceinture, un couteau et une serpe qu’il dépose
également. J’avance et me présente.
- Bon ghiornu o Spagno
- Bon ghiornu o Misgjo.
Misgjolu est en confiance. Il nous a
entraînés dans un maquis profond, sous un scialvaru où il s’est creusé une
niche pour la nuit. Quand il nous a découvert sa cache, j’ai surpris un regard
qui exprimait un sentiment curieux. La désolation d’un homme réduit à de tels
expédients pour survivre, simplement survivre. Mais là nous sommes à l’abri de
toute incursion et nous pouvons parler sans gêne. Et peu à peu un certain bien
être s’est installé entre nous. Il y a du vent, mais les nuages coincés sur la
crête de la serra s’alignent comme des moutons géants dans le ciel bleu. L’Ommu
di Cagna dont on voit tout juste la tête promet du beau temps. Frais mais beau.
Nous avons profité de la rencontre pour faire spuntinu. Et nous avons parlé. J’ai
d’abord raconté ce qui me pousse à arpenter depuis deux jours ce maquis touffu,
ce lieu du Co’canu où nous avons trouvé ces traces de combat, la possible
disparition du petit Damianu, ce que m’a dit zi Petru Santu, ce que m’a révélé
Carrulu.
- Ainsi ils rançonneraient les pâtres…
je les ai bien vus avec cet homme de Bonifacio… et avec Francescu aussi…
- Avec Francescu ?
Misgjolu parle avec les yeux… au creux
de ses orbites son regard est éloquent. Il ne parle pas pour ne rien dire.
- Avec Francescu. Suit un silence ;
puis :
- Tu sais que j’ai été victime de
bavardages… voilà… ce que j’ai vu ce matin. Un autre silence. Le proscrit
prépare ce qu’il va dire, pour ne pas se livrer au risque d’être interprété
au-delà de ce qu’il veut dire. Puis il regarde Carrulu. Mais il sait que le
gamin est d’une grande maturité pour son âge. Il parle donc.
- Voilà… ce matin j’avais à faire par
là, en bas. Je suis obligé d’être
discret… mais dans certaines circonstances je le suis encore plus… quand je ne
suis pas seul en cause… alors je ne me suis pas montré. En plus, eux, ils
n’avaient pas peur de faire du bruit. Du moins Francescu. Mais j’étais trop
loin pour comprendre ce qui se disait. Il avait l’air très énervé, Francescu. Quand je les ai surpris, il les engueulait
faut voir comme. A un moment il a donné un coup de poing à Rustusciummu. Il l’a
étalé d’un seul coup. Puis il a attrapé le rouquin par le collet et il l’a
traité à coups de pieds et de poings faut voir comme. Et quand Rustusciummu s’est
relevé, il lui a encore donné une rouste. A la fin il les a laissés
tranquilles. Avant de se quitter j’ai vu Rustusciummu prendre quelque chose
sous son sarreau et le tendre à Francescu. Ne me demande pas ce que c’est, je
n’en sais rien. A ce moment Francescu me tournait le dos… ce qui fait que je
n’ai pas pu tout voir… mais il a eu l’air de garder ça en main pendant un
moment. En tout cas, ça tenait dans la main. Tu en tireras les conclusions que
tu veux. Tu connais ma situation… je n’ai pas besoin d’avoir encore plus de
gens sur le dos… et ce que je te dis je
ne le raconterais pas à grand monde.
Je le comprends, à Misgjolu. Il ne veut
pas compromettre ceux qui le ravitaillent. Et il à son compte de gens qui
veulent sa peau. J’imagine qu’il a surpris Francescu et les deux autres au
cours d’une tractation, ou du paiement d’une dette. De l’origine de cette
dette, si c’est bien ça, je peux me faire une idée, une idée qui m’attriste.
Pauvre zi Petru Santu… son fils fréquente une bien mauvaise compagnie. Qu’est
ce qu’ils ont pu lui donner, les deux hommes ? quelque chose qui tient
dans la main fermée… quoi d’autre que de l’argent ? d’où viendrait cet
argent ? si c’est ce que j’imagine, ce Francescu, il ne serait pas le fils
affectueux, l’homme droit et fidèle qu’il prétend être. Il y a autre chose qui
m’inquiète, quelque chose qui me paraît anormal. Il n’avait pas besoin de
battre ainsi les deux hommes, s’il s’est agi du simple paiement d’une dette. Un
homme comme Francescu… il aurait du se contenter de menace, voire d’une gifle
ou deux. Je sens qu’il y a là quelque chose qui ne va pas. Comme je ne puis
réfléchir plus loin je me fais répéter deux ou trois choses par Misgjolu. Le
proscrit me confirme. Francescu a battu comme plâtre les deux hommes… Rustusciummu
lui à remis de quelque chose qui tenait dans la paume de la main… il n’a rien
pu saisir de ce qui se disait. Nous restons là, un court moment silencieux. Il
fait bon au soleil mais il va falloir reprendre la route. Enfin ! j’ai
bien cinq minutes. Et puis je demande à Misgjolu comment il se tire d’affaires
dans la triste aventure où il est plongé. L’homme est en confiance, il a besoin
de s’épancher, et de fil en aiguille il me raconte en détail les circonstances
qui l’ont conduit au maquis.
Avant les ennuis qui avaient fait de sa
vie un enfer le proscrit était un
éleveur de chevaux réputé. Un jour qu’il faisait parader sur la place de
l’église un superbe étalon de quatre ans un amateur de chevaux lui fit une
offre mais Misgjolu refusa de vendre, expliquant qu’il réservait l’animal à la
reproduction. Cet homme, connu à Aullène où on l’appelait Ghjaseppu de Levie,
marqua un peu de dépit mais il accepta la coupe de l’amitié avant de reprendre
sa route et Misgjolu rentra chez lui et ne pensa plus à cette affaire. La suite
est des moins claires. Quelque temps après arriva de Levie un groupe d’hommes
en armes qui cherchaient Misgjolu. Ceux qui étaient là et leur parlèrent
comprirent que ce Ghjaseppu leur avait dit avoir acheté et payé à Misgjolu un étalon
et qu’un jeune homme devait emmener l’animal et le laisser dans son pré. Mais
rien ne s’était passé comme prévu. Dans la matinée de la veille un cousin de ce
Ghjaseppu l’avait trouvé mort, baignant dans son sang derrière une murette, à
deux pas de ce fameux pré où, au lieu d’un étalon, paissait une haridelle. Un
sien cousin est monté sur le Ghjadacu où il savait trouver Misgjolu et lui a tout dit, notamment que des
parents de la victime, en armes, se relayaient sur le territoire d’Aullène. Il
ne restait à Misgjolu qu’à disparaître, alors il a pris le maquis avec comme
souci supplémentaire la sécurité de ses proches que la vendetta n’épargnerait
pas et pour soutien le mince espoir d’un miracle révélant la vérité. Il termine
son histoire ainsi, avec une moue amère. Je demande ‘mais ce jeune homme… qui
c’est ?’ et Misgjolu me répond que personne ne l’a vu, à Lévie, et que donc
on ne peut l’identifier. En me racontant la chose il m’a dit qu’il pense par
moments aller se disculper auprès de la famille de ce Ghjaseppu. Au jour du
crime il n’était pas à Levie.
- Est-ce que tu peux produire un
témoin ? il me lance un regard lourd de sens. Il a sa réputation,
Misgjolu… un jour dans un lit, une nuit dans un autre… ce qui fait que je n’ai
rien à dire, et donc je ne dis rien. Une idée me vient.
- Et l’étalon ?
- Il a disparu… et il me manquerait
aussi une jument muletière. Je me gratte la tête et ne trouve rien d’autre à
dire que
- Ça ferait le compte alors.
- C’est la seule chose qui tienne
debout, dans mon affaire. Je ne réplique rien sur le champ. Ça ne m’empêche pas
de réfléchir à cette histoire du jeune homme faussement intermédiaire. Il me
semble que c’est là le nœud de l’affaire.
- Nous ne sommes pas tellement nombreux
à Aullène… il y a quelques voleurs de poules… tous les adolescents ont fait ça,
voler une poule de temps en temps, pour une ribote. Mais là c’est autre chose.
C’est un coup combiné… et des gens capables de ça il n’y en a pas beaucoup.
A le voir, je sens qu’il entend bien. Je
ne peux aller trop loin. Il y a trois ou quatre familles à peu près
infréquentables… et il est proche parent de l’une d’elles. S’il n’est en bon
terme ni avec le père, ni avec la mère qui est sa cousine germaine… la mère de
Rustusciummu… il est quand même des leurs. Je sens qu’il réfléchit, en même
temps que moi. Le gros lard, c’est son
petit parent ; et son petit parent, il l’a laissé battre comme plâtre sans
intervenir. Il se doute, Misgjolu, que c’est entre nous, cette réflexion. Il sait
aussi que je n’ai aucune envie de me mettre à dos la famille de Rustusciummu.
Comme dans mon pays de naissance les gens d’ici ont en général la rancune
longue. Il y a aussi ce Ghiatti Vulpu, qui est très prometteur, pour toute
vilenie, quoique plus prudent. Le rouquin n’a quasiment pas de famille à
Aullène, ni personne qui le soutiendrait. Comme moi Misgjolu sait qu’ils se
sont associés en bien des occasions répréhensibles, les deux malicieux.
- Cette histoire de Damianu m’inquiète.
Je monterais bien avec vous voir si on peut trouver quelque chose.
Et nous voilà partis tous les trois, le
petit Carrulu qui ouvre la voie, Misgjolu derrière et moi en arrière garde, à
quelques pas. Tout en réfléchissant je me devine que le petit Damianu lui est
cher pour une raison cachée, au proscrit. Je me souviens qu’il avait été
quasiment fiancé à la mère, mais l’affaire ne s’est pas faite. C’est souvent
que sur les enfants de la femme qu’on a aimée sans espoir se reporte une espèce
d’affection, comme un souvenir témoin de l’ancien attachement. Mon âne peine un
peu dans la montée. Une grosse pierre m’aide à mettre pied à terre. Un peu de
marche me fera du bien.
- On a le temps de pousser jusqu’au
Co’canu. J’aimerais bien voir ce que tu m’as dit. Si tu n’es pas trop fatigué
du moins.
- Ça va… ne t’en fais pas. Faisons comme
tu dis. Je dis à Carrulu
- Toi tu montes à Grussetu… nous te
retrouverons là haut. Et nous repartons, en plongeant dans la vallée au bout
d’une petite demi heure de marche, là où les deux sentiers se rejoignent.
J’ai mis quelques minutes pour retrouver
le lieu. Le jour où j’y suis passé, avec Francescu, il pleuvait. Aujourd’hui il
fait beau, et tout change. Enfin, nous y sommes. Pendant quelques minutes Misgjolu examine les
lieux, le petit endroit herbeux où nous avons retrouvé les débris de tissu, le
lieu du combat. Il a du voir quelque chose d’autre parce qu’il disparaît dans
les bruyères particulièrement hautes à cet endroit. Un peu intrigués je le suis
jusqu’à aboutir à une roche en surplomb. Il y a dans l’air une odeur douceâtre
qui m’incommode.
- Ça sent la charogne.
C’est ça ; ça sent la charogne.
Misghjolu met un doigt en travers de la bouche, tend l’oreille. Quelque part en
contre bas une pierre roule. Une autre, une branche casse sous le poids de
quelque animal. Puis un juron. Ce n’est pas un animal. Nous restons silencieux.
J’allume les mèches de mes pistolets, Misghjolu en fait autant pour son
arquebuse. Dissimulés par la végétation nous attendons pendant un certain temps
au bout se fait à nouveau entendre un fracas de branches cassées et de pierres
qui roulent. Puis des bruyères sont secouées, de plus en plus près de nous, et
soudain apparaît en pleine vue Francescu, qui émerge de la masse des arbustes,
un gros colis sur le dos. Harassé certainement par sa montée avec son fardeau
le colosse le fait glisser doucement de son épaule et le dépose dans l’herbe, avec
délicatesse quasiment, et s’accroupit. Le dos du colosse me dissimule
partiellement ce qu’il fait mais je me rends compte qu’il soulève un pan de
tissu, ce qui fait apparaître un visage, le visage d’un enfant, celui du petit
Damianu. C’est le moment que je choisis pour faire mon apparition, avec
derrière moi Misgjolu. Francescu lève les yeux vers moi, me regarde
intensément, regarde Misgjolu, regarde nos armes.
- Il a la tête éclatée… il était sur un
rocher en contrebas. Il dit ça comme ça… d’un ton presque normal, mais ses
épaules s’affaissent et il reprend d’un tout autre ton
- la tête éclatée… mais il n’y a pas que
ça.
Il découvre le petit cadavre. Il est
quasiment nu, une fois retiré le pilonu.
Il a l’intérieur des cuisses couvertes de sang séché.
- Le pauvre… il a du souffrir.
Nous nous entre-regardons pendant une
minute, avec au fond des yeux des images de ce qu’a subi le petit Damianu. Ce
n’est pas la peine de le retourner. Il y a encore de l’eau dans le ruisseau de
Stesu. Misgjolu nous assiste dans la
pénible tâche de la toilette mortuaire et prend congé non sans m’avoir
dit à mi voix « si tu as besoin de moi je serais là où tu sais ». A
notre arrivée à Grussetu nous trouvons quelques bergers, adultes et
adolescents. Nous déposons le petit cadavre au centre de la tegghia et tout le
monde fait cercle autour. Je raconte à tous que nous avons trouvé le petit
Damianu au pied d’un rocher. Il en est certainement tombé en suivant une
brebis. Il n’y a pas de question. Nous restons ainsi un long moment, dans un
silence parfois interrompu par un sanglot nerveux C’est dur pour les plus
jeunes. Nous leur commandons d’aller se coucher et nous commençons la veillée.
Demain, à l’aube, trois des bergers adultes, des volontaires, conduiront la
dépouille du petit Damianu jusque Aullène.
Je dors sous l’aile ouest, séparé de
Francescu par toute la largeur de l’immense auvent de roche. Nous n’avons pas
échangé un mot depuis nos retrouvailles. S’il ne veut rien dire, ce n’est pas
moi qui vais provoquer ses confidences. Ça ne m’empêche pas de réfléchir. Je ne
sais au juste comment je dois apprécier ses relations avec Ghiatti Vulpu et
Rustusciummu, relations qui m’ont été confirmées par Lucianu, un des adultes de
la bande des bergers. Je m’interroge également sur la présence épisodique d’un
homme de Bonifacio. Je me demande aussi comment Francescu a bien pu savoir où
se trouvait Damianu. Il est impliqué dans je ne sais trop quoi et ses comédies me
restent en travers de la gorge, et pourtant il a réellement été affecté par
cette catastrophe. Non ! son chagrin est sincère. Les heures passent ainsi
dans la froide obscurité. Puis la crête du Pintonu commence à se dessiner en
noir dans le rougeoiement de l’aube qui s’annonce. Un peu plus tard les pâtres
se lèvent, vont et viennent sur le parvis naturel. Je me lève pour assister au départ des trois jeunes
hommes qui vont convoyer à Aullène la dépouille de Damianu. Je fais mes
quelques mouvements habituels, j’avale un bol de soupe que m’a donnée Lucianu
que je rince une fois bue et je m’asperge le visage avec ce qui reste de l’eau
de ma gourde. Pendant ce temps les pâtres s’en vont à leurs affaires. En une
demi heure tout cet espace auparavant si animé est vide. Il ne reste plus que
Francescu et moi.
« O Spanio’ »
Je tire sur la bride de ma monture pour
l’arrêter et je me tourne. Francescu vient vers moi. Il a l’air penaud.
- Je voulais te parler. Je ne dis rien
pour l’encourager alors il continue
- Je te dois des explications. Je ne dis
toujours rien. Il essaye de se lancer.
- Voilà… tu sais, pour cette histoire de
brocciu vendu au bonifacien, c’est moi. Je le regarde sans rien marquer. Il se
tient debout, l’air de plus en plus embarrassé. Puis il éclate
- Et merde… aide moi…
Je reste un instant décontenancé. Je ne
sais dire que
- pourquoi ?
Je voulais dire ‘pourquoi veux tu que je
t’aide ?’ mais ce n’est pas ce qu’il comprend.
- Parce que je veux partir. Il va mettre
la main sur la mienne mais il finit par caresser la crinière de l’âne.
- J’ai fait une bêtise, je sais o
Spanio ; une grosse bêtise. Pour me consoler je n’ai que l’idée que
ce n’est pas la raison de la mort de ce pauvre Damianu.
Francescu se tait une longue minute, sa
grosse paluche triturant et lissant la
crinière de Fasgjanu. Puis il reprend.
Je demande
- pourquoi ?
- Depuis tout petit je rêve de partir… de quitter la Munacia. Je voudrais
m’engager dans l’armée d’Alphonse Ornanu… en France. Ce n’est pas seulement la
paye… mais je voudrais voir du pays. Alors il me faut de l’argent. C’est pour
ça que je me suis compromis dans cette histoire de brocciu.
Je ne sais trop quoi dire. Le jeune
homme a à peine vingt ans. Sa taille. Sa force. Son intelligence. Sa
personnalité. Il ferait merveille, auprès d’Ornanu.
- Tu sais… la guerre, ce n’est pas ce
qu’on croit. Je te le dis d’expérience. On crève la faim, à la guerre. C’est
terrible, la guerre… le sang… les morts. Je dis ça comme ça me vient. J’ai du
mal à lui représenter ce que je veux dire. Les mots ; plus je les
veux forts, plus ils marquent mon sentiment d’impuissance à faire admettre à ce
jeune aventurier qu’il risque de se fourvoyer. Je lui dirais bien ‘et il y a la
peur aussi’. A quelqu’un qui se sait si courageux, qu’est ce que ça peut
signifier sinon un mobile supplémentaire pour partir ? je finis par dire
- et ton père… tu vas le mettre au
courant ?
- bien sûr… je vais lui dire. Et disant
cela il se trouve aussitôt plus à l’aise.
- J’ai autre chose à te dire. Avant de
partir j’avais vu mon petit cousin. Il avait un peu peur de moi. Il savait que
j’étais dans cette histoire de brocciu avec Rustusciummu et l’autre, le
rouquin. Mais je lui ai fait dire que ce n’est pas cela qui l’inquiétait. Je ne
sais pas comment te le dire. Rustusciummu, il veut contraindre les plus jeunes
à faire des choses… des choses sales.
Il s’arrête un instant.
- Je pense que tu m’as compris. L’autre
jour je leur ai donné une raclée, à tous les deux, même si je sais que ça ne
règle rien, je ne pouvais pas laisser faire ça sans réagir. Mais de fil en
aiguille Ghiatti Vulpu a fini par avouer et me dire où se trouvait le corps de
Damianu. Mais sans me donner tous les détails… tu t’imagines.
Je reste un instant saisi. Un désir de
meurtre m’envahit, un désir de meurtre et un sentiment d’impuissance. Je
talonne Fasgjanu mais de sa grosse patte Francescu l’arrête.
- J’ai autre chose à te dire.
Le reste vient très vite. Le petit
Damianu craignait les deux lascars pour une autre raison. Il s’était montré
imprudent. Au lieu de s’adresser à un adulte il avait fait des confidences à
d’autres gamins, dont le petit Vintura, son ami. Il avait vu Misgjolu, le jour
du meurtre, à Aullène. Il n’avait pas voulu dire l’endroit, mais il l’avait vu.
Et cela disculpe Misgjolu.
- Je le sais d’hier au soir, que
Misgjolu était à Aullène, le jour de la mort de celui de Levie.
Je réfléchis. Il faut qu’au plus tôt Misgjolu
monte à Aullène. Et comme je suis son témoin je dois l’accompagner. Je m’interroge
aussi sur ce qui pourrait relier l’affaire de Misgjolu avec les manigances des
deux coquins. Je m’en ouvre à Francescu.
- Je n’en sais rien… je n’y ai même pas
pensé comme ça… il faudrait voir.
Nous avançons dans une section où le sentier
est couvert de terre végétale sur quelques cinquante pas. On ne s’entend pas
marcher et cette discrétion involontaire nous porte chance parce que, alors que
nous arrivons aux abords de la source nous entendons des menaces, des
protestations et des cris de douleur. Francescu se tourne vers moi. Je lui fais signe d’avancer avec doucement. Le
vacarme de la dispute se fait de plus en plus net. Je vais en tête. Avant de
m’avancer sur le petit plat de la
fontaine je me dissimule et j’observe. Ils sont là, sur le plat du rocher.
Rustusciummu tient son complice par l’oreille, la tête collée au sol, en
grimaçant et frappant. L’autre se contente de gémir et de protester. Je me
présente à découvert, un pistolet pointé sur le gros lard qui sursaute quand je
lui intime de lever les bras au ciel. Immédiatement derrière moi se présente
Francescu, avec en main mon deuxième pistolet, mèche allumée.
- O Francè… passe devant et tu les
surveilles. Vous, vous allez monter gentiment derrière, lentement, et moi je
passerai en dernier. Le premier qui fait un geste inconsidéré, il est mort.
Ainsi organisés, nous arrivons en deux minutes sur le parvis pierreux du
Canton’ d’Aricchia. Je fais mettre les deux hommes à genoux avec le rocher dans
le dos et là je commence à poser des questions.
Pendant ce temps Francescu se tourne vers la paroi et crie à pleins
poumons
- o Misgjo’… monte… on t’attend.
La réponse ne tarde pas. Je connais le
pouvoir du rocher mais je sursaute quand même.
- J’arrive.
- Ils ont des choses à te raconter, tous
les deux. Misgjolu contemple les deux prisonniers assis par terre, mains
ficelées dans le dos. Plutôt que d’attendre le bon vouloir des deux gredins je
lui dis ce que nous savons maintenant, Francescu et moi.
- Pour te la faire courte, voilà comment
ça s’est passé. Ces deux brigands savaient que le Ghjaseppu de Levie aurait
volontiers acheté ton cheval. Ils lui ont fait dire que finalement tu étais
vendeur et que comme il n’était pas possible d’organiser une rencontre entre
vous un jeune homme mènerait le cheval à Levie dans un endroit du choix de Ghjaseppu
et qu’il ramènerait l’argent de la vente. Ils sont montés dans le Cuscionu, ils
ont pris ton étalon et une jument mais en passant à Quenza ils ont croisé un
marchand de Bastia. Ils lui ont vendu ton étalon et ils sont allés à Levie avec
la jument qu’ils ont lachée dans ce fameux pré. Là ils se sont cachés quand le Ghjaseppu
de Levie est arrivé ils l’ont tué et dépouillé de l’argent qu’il apportait pour
l’étalon. Ils pensaient que personne ne pouvait témoigner pour toi… et ils ont fait
de toi le principal suspect, supposant que personne ne chercherait au-delà. Tout
avait l’air d’aller au mieux pour eux
quand ils ont appris, il y a trois jours, qu’il y avait un témoin de ta présence à
Aullène… le pauvre petit Damianu. Alors ils n’ont eu de cesse de mettre la main
dessus… et tu sais le reste. Il est urgent que tu montes à Aullène… tu as
maintenant des témoins de ton innocence… et puis ils nous ont dit où ils ont
caché l’argent… c’est la preuve qu’ils ont bien monté toute l’affaire.
Quand je fais allusion à ce témoignage possible
il baisse la tête. Il sait parfaitement que celui qui l’a vu n’est autre que le
fils de la jeune femme à qui il s’était engagé. Et qu’il a été aperçu près du
le lieu de rendez-vous avec sa belle du moment. Il regarde les deux hommes
assis sur leurs talons, mains liées derrière le dos. Il reste silencieux un
moment. Je le sens animé de sentiments contraires, tout près de faire une
bêtise. Mais il est trop avisé. Je n’ai pas à lui dire de se calmer. Pendant un
court instant Misgjolu devient un autre homme. Ses épaules tombent, il se
voûte, même ses traits semblent s’effondrer et des larmes pointent à ses yeux.
Il lui faut un moment pour se reprendre. Pendant que nous discutions Francescu
a amassé un peu de petit bois pour griller les custiglioli du spuntinu. Pendant
ces préparatifs j’ai droit à un regard de remerciement du jeune homme. Je n’ai
même pas mentionné son nom. J’entends gargouiller les ventres des deux
prisonniers. A leur attitude je sais qu’ils n’attendent pas de participer aux
agapes.
C’est quasiment à l’heure de la soupe
que nous arrivons chez Petru Santu. En peu de mots nous prenons les
dispositions nécessaires. Demain Francescu montera à Levie prendre contact avec
la famille de ce pauvre Ghjaseppu. Le dernier des garçons de Petru Santu à
conduit Misgjolu à un abri proche de la maison et moi je veillerai sur les deux
prisonniers. Tout un chacun sait ce que valent les deux hommes dans le pays
mais ce n’est pas la peine d’éventer le secret. Fiers à bras et forts en gueule
ne manquent pas dans la famille de Rustusciummu et personne d’entre nous ne se
soucie d’une issue qui pourrait mettre la communauté villageoise d’Aullène à
feu et à sang. Du fond de l’affaire, Petru Santu lui-même sait peu de choses et
manifeste peu de curiosité. Il pourra toujours prétendre que les choses se sont
faites sans lui et qu’il n’a pas été mis dans la confidence. Je vais me coucher juste après la soupe de Lisabedda.
La soupe était bonne ; la nuit fut mauvaise.
Je m’interroge, inutilement, sur le jeune
homme. Il apporte son aide à Misgjolu… une façon de se racheter. Il est décidé
à partir. Ils vont souffrir, ses deux vieux. Le reverront-ils ? c’est
loin, la France. Cette pensée me ramène vers un pays de montagnes ocres
parcouru par les guerriers emplumés de mon peuple d’origine, vers le souvenir
de ma mère, de mes oncles, d’un gigantesque vaisseau, de padre Estéban, d’une
île dont les habitants sifflent à tout bour de champ, d’une jolie maison
fraîche autour de son patio, dans une ville juchée sur une colline escarpée
couronnée de murailles. Mon esprit s’égare dans une vision de ciel bleu et de
nuages qui passent. Puis pour finir je me dis qu’il faudrait aussi que je
m’occupe de vendre ma marchandise. Alors je m’endors, et je me réveille, et je
me rendors et ainsi de suite. Je me sens mal. La tête défaille, le corps
renâcle, l’âme s’évapore. Vieillesse !
Nous avons rencontré les deux levianais au
rendez vous prévu à Chialza. Les frères de Ghjaseppu sont deux beaux jeunes
gens bruns de poils et peu loquaces. Nous marchons derrière eux, Francescu sur sa jument, puis moi même, sur
le seul mulet que j’ai gardé, parce que j’ai tout vendu avant de partir. Nos
prisonniers, à pied, suivent comme ils peuvent, mains liées, attachés par le
cou à la queue d’un cheval. Rustusciummu a perdu ses couleurs et le visage de
son complice semble affaissé, comme s’il n’avait plus la force de porter ses
traits. J’en ai vu et vu pendant mes campagnes, mais la terreur à ce point,
jamais. En dernier vient Misgjolu, sur sa jument retrouvée. Pour ne pas alerter
la famille de Rustusciummu nous avons contourné Aullène jusqu’au lieu dit Arghia
Mayo, nous continuons vers le nord, dans un fond de vallon. Il y a là une
maisonnette auprès d’un filet d’eau et un jardin dans lequel on voit un rocher
rond, celui sous lequel les deux gredins
ont avoué avoir caché l’argent de leur crime. C’est un rocher un peu
particulier. Il n’est pas très grand et lourd, mais tellement rond et lisse
qu’il n’offre aucune prise à qui veut le faire bouger, ne serait ce que d’une
ligne. Ainsi il faut être au moins deux pour dégager un trou naturel dans la
roche sur laquelle il repose. Je me demande encore une fois comment il est venu
jusqu’ici, ce rocher, si noir et rond alors que dans le coin la pierre est blanche
et casse en droites lignes. Dans un moment aussi grave j’ai le cœur à m’étonner
d’histoires de cailloux. Ce ne doit pas être le cas des deux gredins que nous
avons laissés aux bons soins de Misgjolu, tous trois bien visibles sur la crête
d’une petite butte rase, à quelque distance. Francescu et les deux frères de Ghjaseppu
de Levie descendent de cheval et se dirigent vers le rocher rond. Les deux
frères font une première tentative qui n’aboutit pas. Alors Francescu prend la place d’un des deux
frères et à force de manœuvres les deux hommes réussissent à soulever un peu le
rocher, moment que le deuxième frère met à profit en calant le caillou rond
avec une bûche et plongeant la main dans la cavité. Il en sort un sac en cuir
qu’il lève en l’air. C’est pour appeler Misgjolu qui talonne son cheval et nous
rejoint en deux minutes. L’aîné des deux frères ouvre la musette. Il y a dedans
des pièces de monnaies diverses. Les comptes sont vite faits. Comme convenu les
deux frères soustraient le montant du prix de l’étalon et de la jument de
Misgjolu et comptent ce qui reste et sera pour la veuve. J’imagine que celui
des frères qui est encore célibataire va épouser sa belle sœur, après le temps
de deuil coutumier, parce qu’il met l’argent dans un gousset de son gilet. Les
trois ex-ennemis échangent un baiser de paix et Misgjolu disparaît au trot
allègre de son étalon qu’il a enfourché d’un saut leste, tenant sa jument au
bout de sa longe. Francescu remonte à cheval et s’en va vers Rustusciummu et
son complice et une fois arrivé auprès d’eux il tranche leurs liens. Les deux
compères se sauvent à toutes jambes dans le maquis. C’est à ce moment que comme
convenu je rends leurs armes aux deux frères. Nous ne sommes pas concernés par
la suite des évènements, Francescu et moi. Nous lançons un ‘a riveraci’ et nous tournons les talons sans chercher à voir quoi
que ce soit d’autre que le sentier qui nous mènera chez moi.
Personne à Aullène ne connaîtra jamais
les conditions réelles dans lesquelles est mort le petit Damianu ni ce qu’il
est advenu de Rustusciummu et de Ghiatti Vulpu. Cette aventure n’aura pas
d’autre suite, sinon pour zi Petru Santu. Un jour je descendrai à la Munacia
pour le voir, le pauvre vieux. Car s’il est une chose certaine, c’est qu’il
doit être dans la peine, depuis que son fils bien aimé est parti. Il m’a
confirmé son intention, Francescu de s’enrôler dans la troupe de d’Ornanu,
avant de me quitter. J’ai passé une après midi avec lui, sous le tilleul que
j’ai planté devant la porte de mon caseddu. Ce jour là il m’a fait sentir
combien il regrettait son attitude et ses manigances avec cet homme de
Bonifacio, Rustusciummu et Ghjatti Vulpu. Il avait du mal à faire bonne
contenance. Je n’avais rien contre lui. Avant d’aller au lit je lui ai souhaité
bonne chance. Au moment de son départ, je lui ai tendu mes deux pistolets. Il
les pris, avec des larmes dans les yeux, puis il est parti vers son destin, cet
homme si vivant, et à le voir disparaître dans le sentier sur le chemin de
bucca di Sorba j’ai senti mes épaules se voûter et mon dos se courber.
Maintenant que tout cela est terminé, que j’ai abandonné mon petit commerce, je
n’ai plus qu’à attendre. Je laisse filer, en espérant que ce sera en paix, le
temps. Aujourd’hui c’est un jour comme les autres, avec les ombres qui
parcourent la placette où je me tiens sur un banc, au milieu de tous les autres
vieux. Les gamins sont venus, ont couru, nous ont fait de la poussière. Nous
les avons chassés d’importance. Ils sont partis faire une course pour l’un ou
l’autre des adultes. Ils ont crié, comploté une ribote ou une farce. C’est la
vie. La journée s’achevant je me lève, dis « bon appetittu à tutti » et m’en vais vers ma
Ghiacumina, pour la soupe du soir et la nuit à venir.
Mais de quel pays de mariculanda aux collines
ocres pouvait bien venir ce Spaniolu dont j’ai raconté l’histoire ?
faisait-il partie des peuplades rencontrées outre Atlantique par Coronado et sa
suite de soudards et de prêtres ? chez nous il resterait une seule
trace du passage d’un étranger d’origine ibérique. C’est dans la vallée où est
installé Aullène. Il y a là une fontaine appelée ‘ a Spaniola’ à laquelle le promeneur
assoiffé peut accéder, à partir de la route de Zicavo, par un sentier accidenté
qui chemine parmi les chênes. Cette source délivre, à l’ombre de quelques
saules, en bordure du torrent une eau
fraîche et réputée. Les buveurs invétérés de pastis eux même la recommandent
pour sa légèreté. Heureuse fontaine qui peut se flatter de l’avis bienveillant
des laudateurs d’une liqueur alcoolique dont la publicité est réglementée par
le ministère de la Santé. A l’origine la fontaine devait être desservie par un chemin
aujourd’hui disparu. Elle est dissimulée par la végétation, au dessous du virage
où un nommé Luccionu avait commencé une maison qu’il ne s’est jamais donné la
peine de terminer. Nous l’avons connue sous forme de ruine inachevée maintenant
rasée par ordre municipal. Les vaches et les cochons y ont longtemps trouvé refuge.
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