Pian d’Avretu ; une unité géographique sous
le versant sud de la montagne de Cagna ; et cette antique unité d’histoire
qui le relie aux anciennes pièves d’Alta
Rocca ; une unité anthropologique et imaginaire, sous l’autorité de l’Ommu
di Cagna, résultant d’un passé commun.
De quand datent les jetons en argile cuite trouvés à Sotta, et à quel
besoin répondaient ils ? C’est Toussaint Sauli, de Quenza qui m’en a
parlé. Nous étions alors, à Oued Zem, une dizaine de coopérants, dont cinq
corses. Ces témoignages d’antiquité, autant de taches à éclaircir pour se
faire une idée de ce cheminement complexe qui a abouti à la société que nous
connaissons aujourd’hui. Je me
contenterai donc de faire avec ce dont je dispose. Il y a une légende que se
disputent tous les villages de Pian d’Avretu. J’en fixerais la source à partir de la fin du
onzième siècle, jusqu’au treizième. Admirez la précision ! elle a pour protagonistes un postulant seigneur et
un berger. Pour ‘dater les faits’ on peut imaginer qu’un allemand qui tente
d’installer une seigneurie si loin de chez lui a pour modèle les quelques
aventuriers de son acabit qui ont réussi et que s’il s’est tellement éloigné de
son pays d’origine, c’est à la faveur de ces mouvements de populations qui ont
généré et accompagné les croisades. Ainsi je suppose que cet Orsu Alimanu a
vécu avant ou après le temps où les Templiers –si l’on en croit les
spécialistes, dont Claudette Nicolaï- ont créé entre Cioccia et Spartanu une halte
sur le chemin de la Terre Sainte. La chapelle de santa Monica et la maison fortifiée
dans le haut du village –la maison des Lesy- auraient fait partie de leur
patrimoine. J’ai participé à des fouilles pour dégager les fondations de la
chapelle. Nous avons découvert l’arca et deux squelettes, restes de deux
individus de sexe masculin, le long des murs. Leur position indiquait qu’ils
ont été à leur décès ensevelis en ce lieu. Et la légende, direz vous ?
Elle est très connue. Cet Orsu Alimanu aurait dans un premier temps réussi à se
tailler un territoire sur les territoires approximatifs de Figari, Pianottoli
et Monacia. Il percevait des impôts et prétendait au droit de cuissage. Un jour
de perception un berger, qui devait convoler en justes noces, se présenta à la
demeure du prétendant seigneur avec deux chevaux ; un animal d’apparence
chétive et un superbe étalon. Il avait secrètement nourri le bidet avec de
l’avoine de la meilleure qualité et l’étalon avec de l’orge. Les cavaliers
connaissent les propriétés énergétiques
de l’avoine. Le berger –il se serait appelé Piubetta- fit donc la proposition
suivante à l’allemand.
- Prend le cheval qui te plait le mieux
Le seigneur dit sa préférence pour le bel
animal mais le berger fit la réflexion qu’il se trompait. Orsu Alimanu confirma
son choix et le berger fit la proposition suivante.
- Faisons la course, moi sur le bidet, toi sur
le grand cheval et tu choisiras celui qui te convient.
Il sera donc dit que je ne puis me dispenser
d’une petite incursion dans cette période clé où l’Europe, avec des variantes
certes, met fin à un ordre social mal défini pour aller vers un autre tendant à
la centralisation des pouvoirs, fut-ce en micro-pouvoirs, un ordre qui marquera
son histoire pendant des siècles ; la féodalité. Un ordre qui trouvera se
construira un imaginaire maintenue par l’Eglise, facteur de stabilité et de
dynamisme. C’était dans ce temps où l’imaginaire des hommes d’Europe était
scellé par un lieu en quelque sorte primal, un lieu où s’enracinait leur
espérance ; je parle de la Terre Sainte.
Le berger
rebelle
Il sentait entre ses jambes le dos nu de
sa monture brûler d’ardeur. Fasgjanu mordillait
son mors et se gaspillait en demi-ruades, comme s’il avait voulu sauter
par-dessus lentisques et massifs de cistes. Piubetta se reprocha de s’être laissé aller au
rythme infernal de la course et au roulement des sabots sur le chemin, puis il pensa
‘c’est toute cette avoine’ et raccourcit encore les rênes. ‘Je vais trop
vite…j’ai besoin d’une dizaine de longueurs de retard’ et encore ‘je n’ai pas
assez misé sur l’arrogance du gros’ et il tira plus fort sur les aides quand le
dos rond et large de l’allemand lui apparut au tournant du clos de Barritonu.
L’étalon, chargé du poids de son cavalier en armes et de sa lourde selle de
combat faiblissait à chaque foulée. Piubetta finit par mettre Fasgjanu au trot
pendant un moment et le garda à cette allure. Il mit tellement d’énergie à
cette action qu’il faillit ne pas voir son repère, le peuplier de Capanna.
Alors il assura la prise sur la corde qu’il tenait à la main droite et laissa
tout aller. Le petit cheval fusa dans une gerbe de cailloux arrachés au
sentier. En une vingtaine de foulées Piubetta rattrapa sa cible, passa le
collet de la corde au cou du gros blond et talonna encore. En se tournant vers l’arrière
il put voir le visage d’Orsu Alimanu tordu de panique. Piubetta tira un bon
coup sur la corde et le gros homme tomba, juste au saut de la berge. Un cri d’horreur
dans ses oreilles Piubetta donna encore des talons et se retourna. Le corps de
sa victime rebondissait dans le lit caillouteux du torrent inondant de sang les
gros galets ronds. Dans le maquis alentour d’autres cris jaillirent, des cris
d’excitation, des ‘piu forti’ puis des ‘basta’, des ‘e finita’. Piubetta se
retourna encore. C’était fini. Un bras du gros allemand avait été presque
arraché, la tête était éclatée, les jambes suivaient, sans vie. Piubetta arrêta
sa monture. Il n’eut pas le temps de sauter à terre. Il fut soulevé, étreint
par une multitude de bras, embrassé et dans ce vacarme se fit la réflexion ‘si
ça continue comme ça c’est la catastrophe’ alors il se redressa de toute sa
petite taille, se dégagea de l’emprise de tant d’étreintes enthousiastes et
grimpa sur un petit tertre caillouteux. Puis il gronda d’une voix forte
- è mortu ? et il lui fut répondu
- è mortu.
L’état du corps dans le lit du torrent
ne laissait place à aucun doute. Le gros homme du nord était bien mort. Il n’y
avait qu’à voir ses cheveux jaunes souillés de sang et de débris de cervelle. Piubetta
cria à nouveau, parce que le cadavre semblait avoir été écartelé par quatre
chevaux, ainsi qu’Orsu Alimanu avait pratiqué pour quelques paysans et bergers
rétifs à ses exigences.
- è mortu e spartutu. Il ne le savait
pas encore. Il donnait ainsi le nouveau nom du lieu et du torrent -mort et
partagé le tyran- sera le nom du Spartanu. Peu à peu l’excitation de ses
complices se calma et il put commencer à se faire entendre à voix plus normale.
Il s’était allongé à l’écart. Il avait
trop à faire avec les soucis qu’il avait en tête. La première partie du plan
avait marché. Il n’y avait que quatre hommes et une femme au départ. Une
femme ; sa Niculina, qui attendait avec impatience le moment de
l’abbracciu, en public. A eux cinq ils avaient réussi, sans révéler ce qu’ils
avaient combiné, à faire venir ce jour, au
château d’Orsu Alimanu la moitié des bergers d’Aullène et une bonne partie des
paysans de Pian d’Avretu, entre la Munacia, Caldareddu, Tarabuceta et autres
lieux que le gros allemand s’était attribués. Et puis ils avaient organisé
l’embuscade, au cas où Piubetta échouerait dans sa tentative. Et maintenant,
s’il suivait l’avis de certaines têtes chaudes, il donnait l’ordre de lancer
l’attaque contre les sbires du gros porc. Piubetta avait discuté, argumenté, disputé,
et la majorité avait fini par admettre qu’il fallait d’abord diviser et
affaiblir cette force redoutable, la trentaine d’hommes en armes de la milice
d’Orsu Alimanu. Ces hommes étaient des soudards sans états d’âme. Personne ne
pouvait dire comment ils allaient réagir à la nouvelle de la mort de leur capitaine.
De quoi inquiéter quiconque, et même le jeune homme qui avait pris la tête de
la rébellion.
Allongé sur l’herbe, à l’abri du
mistral, Piubetta découvrait que mettre fin à la tyrannie, c’est une
chose ; s’en tirer soi même indemne, c’en est une autre ; faire
en sorte d’éviter un carnage, c’en est une troisième. Il n’avait aucun
doute ; on le tiendrait pour responsable de toute mort, dans l’action à
venir, si ça tournait mal. Certains auraient même beau jeu de dire qu’il était
prêt à tout dévaster pour s’épargner le déshonneur du droit de cuissage. Il y
avait trop d’enjeux. Pour lui-même, et Niculina ; pour la cohésion de la communauté
qu’un carnage toujours possible pouvait déstabiliser. Il avait pris parti de se
tenir à l’écart, d’éviter criailleries et gesticulations où perdre toute
autorité, de réfléchir, de donner l’occasion de réfléchir à ceux qu’il sentait
capable de mesurer les choses et leur déroulement, de faire parler pour son
compte à lui. Piubetta commençait à se comporter en chef. Il patientait, à
l’écart. Et toute la troupe, les yeux tournés vers Canton’ d’Aricchia, attendait
le signal. Le soleil avait atteint son plus haut et commençait à descendre vers
Roccapiana. Et Canton d’Aricchia résonnait toujours dans toute la vallée du
vacarme de l’orgie commandée par Piubetta où la moitié de la clique d’Orsu
Alimanu, entraînée par un faux ordre de son capitaine, noyait dans le vin toute
lucidité. Un vacarme qui commençait à faiblir, après avoir atteint son summum.
Le temps passait, et Piubetta s’était laissé aller à une douce songerie. Puis
soudain « È fattu ». Le cri, répété plusieurs fois éclata comme un
tonnerre dans la plaine. Il fit se dresser toute l’assemblée qui l’attendait.
Il arracha le jeune chef au plus fort de sa rêverie de moments de douceurs
matrimoniales.
‘È fattu’. C’était fait. La douzaine
d’hommes d’armes qui avait été isolée à Canton d’Aricchia avait été neutralisée
dans une bacchanale organisée par quelques bergers. La profusion des
saucissons, du jambon, de la trippa, de brocciu frais et surtout du vin avait
eu raison de la méfiance des sbires. Il ne restait plus qu’à espérer que les
villageois restés au château en avaient fait autant pour affaiblir la section assignée
sur les lieux pour percevoir l’impôt.
Piubetta donna l’ordre du départ. Tenant
la bride de l’étalon, sur le dos duquel avait été jeté en travers le cadavre de celui qui se voulait le seigneur
du lieu sous prétexte qu’il avait combattu en terre sainte, Piubetta prit la
tête de la troupe. Il guidait le grand cheval, le tirant par la bride, toujours
silencieux et pensif, suivi par une cinquantaine d’hommes qui devaient
commencer à se demander ce qu’il allait advenir de toute cette aventure. Déjà
deux ou trois avaient quitté les rangs, sous prétexte de pisser et s’en étaient
retournés dans l’autre direction, avec sans doute à l’esprit l’image des
soldats restés au château sous les ordres de Sgambino, le lieutenant d’Orsu
Alimanu, un géant, un soudard originaire de Pise, vigilant et impitoyable.
C’était déjà miraculeux qu’il se soit laissé convaincre de diviser sa troupe.
Le château était encore à plus d’un
quart d’heure de marche et on entendait une rumeur qui inquiéta la troupe des
villageois et des bergers. Il y en eut qui se rappelèrent quelque urgence et
firent demi tour. Il fallut toute
l’autorité naturelle de Piubetta et l’aide de ceux qui lui avaient apporté leur
soutien dès le début pour calmer quelques indécis… qui se mirent en queue du
cortège. Le jeune chef lui-même n’était pas rassuré. Même à quinze ou moins les
soldats de l’allemand pouvaient faire des dégâts, voire tout compromettre. Piubetta
se voyait déjà, maintenant qu’Orsu Alimanu était mort, sous la coupe d’un Sgambino,
moins puissant au départ mais beaucoup plus fin. Il se préparait mentalement à
faire ce qu’il n’avait jamais fait ; à tuer avec l’épée. Il jeta un œil
vers Santu et Tummasgju. Il y eut un rapide échange de regards et sans une
parole les trois hommes se comprirent. Les deux lieutenants du jeune homme
crièrent « plus vite… plus vite… ayo… plus vite » tant pour presser
le pas que pour inciter les traînards à rejoindre le gros de la troupe. A leur
arrivée sur les lieux un spectacle impressionnant les attendait. Il y avait,
dos à la palissade de la forteresse, en formation disciplinée, épée ou pique à
la main, les seize sbires qu’avait dénombré Piubetta au cours de son approche.
A deux pas en avant de sa troupe Sgambino faisait de petits moulinets avec une
gigantesque flamberge. Tout autour les villageois et bergers, dans un tonnerre
d’imprécations, se livraient à une
espèce de danse grimaçante et stérile, certains esquissant parfois un coup de
loin, avec une serpe ou une rustaghia. Les paysans tentaient bien de
s’approcher des soldats, mais dans un désordre qui ne faisait que souligner
leur manque de détermination. Piubetta se dit que la partie se jouait à ce
moment. La perspective de rentrer au logis sans aucun acquis et sous une menace
accrue lui donna l’énergie nécessaire. Il déboucha sur le parvis de la bâtisse
en criant ‘ayo… lachèti passa ô meretsite’ laissez passer… laissez
passer ô enfants… et les assaillants cédèrent le passage. Il se retrouva ainsi en
face des sbires, l’épée de l’allemand à la main, avec derrière lui les plus
déterminés des hommes qui l’avaient suivi. Toujours sur leurs deux lignes
compactes les sbires ne manifestaient aucune faiblesse. Sgambino en profita
même pour tenter une manœuvre d’intimidation.
- Vous faites les fiers, maintenant,
mais vous allez voir vous quand le seigneur arrivera avec son escorte. A
entendre ces mots un certain nombre
d’hommes reculèrent mais Piubetta, qui avait maintenant l’épée d’Orsu Alimanu à
la main fit avancer l’étalon qu’il amena au centre du cercle. Il tira d’un geste énergique sur le fondement de
la culotte du mort. La dépouille s’écroula sur l’herbe printanière. Alors
Piubetta s’approcha des sbires et dit à Sgambino
- le voilà, ton Orsu Alimanu. Le
lieutenant du châtelain eut à ce moment un mouvement de recul dont Piubetta
profita pour lancer une pointe habile de son épée. Il eut le bonheur de toucher
son ennemi à la gorge. Le sang jaillit de la plaie avec violence. Les soldats à
ce moment semblèrent saisis d’un sentiment de panique. Quelques uns laissèrent
tomber leurs armes et levèrent les bras en demandant merci. Les autres, leur lieutenant
mort, ne semblaient savoir que faire. Tous ils s’adossèrent à la palissade,
comme s’ils voulaient s’y incorporer. La ruée des assaillants ne leur laissa
aucune chance. Il fallut à Piubetta quelques minutes pour remettre de l’ordre
et tenter de sauver ce qui pouvait l’être. Quand cessa le massacre il fit
reculer les paysans et demanda aux rescapés de rendre les armes, leur
promettant la vie sauve. Il restait huit survivants et parmi eux un gros homme
dont la cruauté sournoise faisait la terreur de la région. Il se tenait au
deuxième rang, mains jointes, suppliantes. De la foule jaillit un petit homme
qui lui porta un coup de la pique qu’il avait ramassée. Le gros homme tomba et Piubetta dut encore faire
appel à la clémence des siens. Et puis tout s’apaisa. Les hommes étaient
fatigués de tuer. Ils aspiraient à rentrer chez eux mais le jeune chef les
retint. Il fallait décider de ce qu’on ferait des prisonniers. De la bande des
paysans une femme, puis deux surgirent. Elles se postèrent devant les prisonniers
et choisirent chacune le sien, après des palpations de muscles et d’autres qui
firent s’esclaffer les paysans. C’étaient deux femmes sans hommes. Les deux
lauréats ne firent pas la moue. Mieux mal apparié que mort. Elles les firent
sortir du rang et les embrassèrent à pleine bouche pour sceller publiquement
l’union. Pour les autres il fut décidé qu’ils quitteraient le pays, sans arme
et avec deux jours de vivres. Pendant ce temps deux ou trois hommes avaient
allumé un grand feu. Tout un chacun se fabriqua une torche et le château d’Orsu
Alimanu fut réduit en une nuit en un tas de cendres. Le soleil allait atteindre
la crête de la Pitrosa quand les bergers d’Aullène arrivèrent avec les soldats
qu’ils avaient enivrés et faits prisonniers. La même punition d’ostracisme leur
fut infligée. Piubetta cherchait des yeux quelqu’un, fébrilement. Quand il vit
Niculina, qui venait d’arriver avec le deuxième groupe, il la tira par la main
au centre du cercle des paysans et l’enlaça. Les promis s’embrassèrent sur les
lèvres. C’était l’abbracciu qui scellait l’union des deux jeunes gens dont la
passion avait déclenché cette révolte sans précédent dans le pays.
Après de patientes recherches j’ai retrouvé le
nom du berger rebelle. Il s’appelait Piubetta. Je suis heureux de cet issue qui
me permet de faire valoir le sérieux avec lequel tout ce recueil a été composé.
Ainsi, charmante lectrice, serez vous assurée de ne vous être point laissée entraîner
par un auteur peu scrupuleux dans un conte fourré d’à peu près. Mais il y a une
suite à cette histoire.
Plus tard il y eut dans la région la peste
noire. Il est possible que l’épidémie soit à l’origine de la perpétuation et de
la continuation de la légende. Ainsi on raconte encore que de la tête fracassée
de cet allemand qui voulait se tailler une seigneurie dans Pian d’Avretu sortit
une grosse mouche. Il sera dit par la suite que l’insecte de cauchemar perçait
de son énorme dard le crâne des humains et en suçait la cervelle. Ces
malheureux, avant de mourir, déambulaient sans but, dans ce lieu maintenant dit
‘i Viagenti’ -les errants- où Bébé Simoni a construit son supermarché. Les gens de Monacia
prétendent que les Pianottulacci présentent encore quelques restes de cette
infirmité erratique. Mais on sait ce qu’il en est de ce genre de choses, et moi
je suis de Monacia.
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