mardi 15 septembre 2015

La jacquerie de Piubetta

Pian d’Avretu ; une unité géographique sous le versant sud de la montagne de Cagna ; et cette antique unité d’histoire qui le relie aux  anciennes pièves d’Alta Rocca ; une unité anthropologique et imaginaire, sous l’autorité de l’Ommu di Cagna,  résultant d’un passé commun.  De quand datent les jetons en argile cuite trouvés à Sotta, et à quel besoin répondaient ils ? C’est Toussaint Sauli, de Quenza qui m’en a parlé. Nous étions alors, à Oued Zem, une dizaine de coopérants, dont cinq corses. Ces témoignages d’antiquité,  autant de taches à éclaircir pour se faire une idée de ce cheminement complexe qui a abouti à la société que nous connaissons aujourd’hui.  Je me contenterai donc de faire avec ce dont je dispose. Il y a une légende que se disputent tous les villages de Pian d’Avretu. J’en  fixerais la source à partir de la fin du onzième siècle, jusqu’au treizième. Admirez la précision ! elle a  pour protagonistes un postulant seigneur et un berger. Pour ‘dater les faits’ on peut imaginer qu’un allemand qui tente d’installer une seigneurie si loin de chez lui a pour modèle les quelques aventuriers de son acabit qui ont réussi et que s’il s’est tellement éloigné de son pays d’origine, c’est à la faveur de ces mouvements de populations qui ont généré et accompagné les croisades. Ainsi je suppose que cet Orsu Alimanu a vécu avant ou après le temps où les Templiers –si l’on en croit les spécialistes, dont Claudette Nicolaï-  ont créé entre Cioccia et Spartanu une halte sur le chemin de la Terre Sainte. La chapelle de santa Monica et la maison fortifiée dans le haut du village –la maison des Lesy- auraient fait partie de leur patrimoine. J’ai participé à des fouilles pour dégager les fondations de la chapelle. Nous avons découvert l’arca et deux squelettes, restes de deux individus de sexe masculin, le long des murs. Leur position indiquait qu’ils ont été à leur décès ensevelis en ce lieu. Et la légende, direz vous ? Elle est très connue. Cet Orsu Alimanu aurait dans un premier temps réussi à se tailler un territoire sur les territoires approximatifs de Figari, Pianottoli et Monacia. Il percevait des impôts et prétendait au droit de cuissage. Un jour de perception un berger, qui devait convoler en justes noces, se présenta à la demeure du prétendant seigneur avec deux chevaux ; un animal d’apparence chétive et un superbe étalon. Il avait secrètement nourri le bidet avec de l’avoine de la meilleure qualité et l’étalon avec de l’orge. Les cavaliers connaissent les  propriétés énergétiques de l’avoine. Le berger –il se serait appelé Piubetta- fit donc la proposition suivante à l’allemand.
- Prend le cheval qui te plait le mieux
Le seigneur dit sa préférence pour le bel animal mais le berger fit la réflexion qu’il se trompait. Orsu Alimanu confirma son choix et le berger fit la proposition suivante.
- Faisons la course, moi sur le bidet, toi sur le grand cheval et tu choisiras celui qui te convient.
Il sera donc dit que je ne puis me dispenser d’une petite incursion dans cette période clé où l’Europe, avec des variantes certes, met fin à un ordre social mal défini pour aller vers un autre tendant à la centralisation des pouvoirs, fut-ce en micro-pouvoirs, un ordre qui marquera son histoire pendant des siècles ; la féodalité. Un ordre qui trouvera se construira un imaginaire maintenue par l’Eglise, facteur de stabilité et de dynamisme. C’était dans ce temps où l’imaginaire des hommes d’Europe était scellé par un lieu en quelque sorte primal, un lieu où s’enracinait leur espérance ; je parle de la Terre Sainte.

Le berger rebelle

Il sentait entre ses jambes le dos nu de sa monture brûler d’ardeur. Fasgjanu  mordillait son mors et se gaspillait en demi-ruades, comme s’il avait voulu sauter par-dessus lentisques et massifs de cistes.  Piubetta se reprocha de s’être laissé aller au rythme infernal de la course et au roulement des sabots sur le chemin, puis il pensa ‘c’est toute cette avoine’ et raccourcit encore les rênes. ‘Je vais trop vite…j’ai besoin d’une dizaine de longueurs de retard’ et encore ‘je n’ai pas assez misé sur l’arrogance du gros’ et il tira plus fort sur les aides quand le dos rond et large de l’allemand lui apparut au tournant du clos de Barritonu. L’étalon, chargé du poids de son cavalier en armes et de sa lourde selle de combat faiblissait à chaque foulée. Piubetta finit par mettre Fasgjanu au trot pendant un moment et le garda à cette allure. Il mit tellement d’énergie à cette action qu’il faillit ne pas voir son repère, le peuplier de Capanna. Alors il assura la prise sur la corde qu’il tenait à la main droite et laissa tout aller. Le petit cheval fusa dans une gerbe de cailloux arrachés au sentier. En une vingtaine de foulées Piubetta rattrapa sa cible, passa le collet de la corde au cou du gros blond et talonna encore. En se tournant vers l’arrière il put voir le visage d’Orsu Alimanu tordu de panique. Piubetta tira un bon coup sur la corde et le gros homme tomba, juste au saut de la berge. Un cri d’horreur dans ses oreilles Piubetta donna encore des talons et se retourna. Le corps de sa victime rebondissait dans le lit caillouteux du torrent inondant de sang les gros galets ronds. Dans le maquis alentour d’autres cris jaillirent, des cris d’excitation, des ‘piu forti’ puis des ‘basta’, des ‘e finita’. Piubetta se retourna encore. C’était fini. Un bras du gros allemand avait été presque arraché, la tête était éclatée, les jambes suivaient, sans vie. Piubetta arrêta sa monture. Il n’eut pas le temps de sauter à terre. Il fut soulevé, étreint par une multitude de bras, embrassé et dans ce vacarme se fit la réflexion ‘si ça continue comme ça c’est la catastrophe’ alors il se redressa de toute sa petite taille, se dégagea de l’emprise de tant d’étreintes enthousiastes et grimpa sur un petit tertre caillouteux. Puis il gronda d’une voix forte
- è mortu ? et il lui fut répondu
- è mortu.
L’état du corps dans le lit du torrent ne laissait place à aucun doute. Le gros homme du nord était bien mort. Il n’y avait qu’à voir ses cheveux jaunes souillés de sang et de débris de cervelle. Piubetta cria à nouveau, parce que le cadavre semblait avoir été écartelé par quatre chevaux, ainsi qu’Orsu Alimanu avait pratiqué pour quelques paysans et bergers rétifs à ses exigences.
- è mortu e spartutu. Il ne le savait pas encore. Il donnait ainsi le nouveau nom du lieu et du torrent -mort et partagé le tyran- sera le nom du Spartanu. Peu à peu l’excitation de ses complices se calma et il put commencer à se faire entendre à voix plus normale.

Il s’était allongé à l’écart. Il avait trop à faire avec les soucis qu’il avait en tête. La première partie du plan avait marché. Il n’y avait que quatre hommes et une femme au départ. Une femme ; sa Niculina, qui attendait avec impatience le moment de l’abbracciu, en public. A eux cinq ils avaient réussi, sans révéler ce qu’ils avaient combiné,  à faire venir ce jour, au château d’Orsu Alimanu la moitié des bergers d’Aullène et une bonne partie des paysans de Pian d’Avretu, entre la Munacia, Caldareddu, Tarabuceta et autres lieux que le gros allemand s’était attribués. Et puis ils avaient organisé l’embuscade, au cas où Piubetta échouerait dans sa tentative. Et maintenant, s’il suivait l’avis de certaines têtes chaudes, il donnait l’ordre de lancer l’attaque contre les sbires du gros porc. Piubetta avait discuté, argumenté, disputé, et la majorité avait fini par admettre qu’il fallait d’abord diviser et affaiblir cette force redoutable, la trentaine d’hommes en armes de la milice d’Orsu Alimanu. Ces hommes étaient des soudards sans états d’âme. Personne ne pouvait dire comment ils allaient réagir à la nouvelle de la mort de leur capitaine. De quoi inquiéter quiconque, et même le jeune homme qui avait pris la tête de la rébellion.
Allongé sur l’herbe, à l’abri du mistral, Piubetta découvrait que mettre fin à la tyrannie, c’est une chose ; s’en tirer soi même indemne, c’en est une autre ;  faire en sorte d’éviter un carnage, c’en est une troisième. Il n’avait aucun doute ; on le tiendrait pour responsable de toute mort, dans l’action à venir, si ça tournait mal. Certains auraient même beau jeu de dire qu’il était prêt à tout dévaster pour s’épargner le déshonneur du droit de cuissage. Il y avait trop d’enjeux. Pour lui-même, et Niculina ; pour la cohésion de la communauté qu’un carnage toujours possible pouvait déstabiliser. Il avait pris parti de se tenir à l’écart, d’éviter criailleries et gesticulations où perdre toute autorité, de réfléchir, de donner l’occasion de réfléchir à ceux qu’il sentait capable de mesurer les choses et leur déroulement, de faire parler pour son compte à lui. Piubetta commençait à se comporter en chef. Il patientait, à l’écart. Et toute la troupe, les yeux tournés vers Canton’ d’Aricchia, attendait le signal. Le soleil avait atteint son plus haut et commençait à descendre vers Roccapiana. Et Canton d’Aricchia résonnait toujours dans toute la vallée du vacarme de l’orgie commandée par Piubetta où la moitié de la clique d’Orsu Alimanu, entraînée par un faux ordre de son capitaine, noyait dans le vin toute lucidité. Un vacarme qui commençait à faiblir, après avoir atteint son summum. Le temps passait, et Piubetta s’était laissé aller à une douce songerie. Puis soudain « È fattu ». Le cri, répété plusieurs fois éclata comme un tonnerre dans la plaine. Il fit se dresser toute l’assemblée qui l’attendait. Il arracha le jeune chef au plus fort de sa rêverie de moments de douceurs matrimoniales.
‘È fattu’. C’était fait. La douzaine d’hommes d’armes qui avait été isolée à Canton d’Aricchia avait été neutralisée dans une bacchanale organisée par quelques bergers. La profusion des saucissons, du jambon, de la trippa, de brocciu frais et surtout du vin avait eu raison de la méfiance des sbires. Il ne restait plus qu’à espérer que les villageois restés au château en avaient fait autant pour affaiblir la section assignée sur les lieux pour percevoir l’impôt.
Piubetta donna l’ordre du départ. Tenant la bride de l’étalon, sur le dos duquel avait été jeté en travers  le cadavre de celui qui se voulait le seigneur du lieu sous prétexte qu’il avait combattu en terre sainte, Piubetta prit la tête de la troupe. Il guidait le grand cheval, le tirant par la bride, toujours silencieux et pensif, suivi par une cinquantaine d’hommes qui devaient commencer à se demander ce qu’il allait advenir de toute cette aventure. Déjà deux ou trois avaient quitté les rangs, sous prétexte de pisser et s’en étaient retournés dans l’autre direction, avec sans doute à l’esprit l’image des soldats restés au château sous les ordres de Sgambino, le lieutenant d’Orsu Alimanu, un géant, un soudard originaire de Pise, vigilant et impitoyable. C’était déjà miraculeux qu’il se soit laissé convaincre de diviser sa troupe.

Le château était encore à plus d’un quart d’heure de marche et on entendait une rumeur qui inquiéta la troupe des villageois et des bergers. Il y en eut qui se rappelèrent quelque urgence et firent demi tour. Il  fallut toute l’autorité naturelle de Piubetta et l’aide de ceux qui lui avaient apporté leur soutien dès le début pour calmer quelques indécis… qui se mirent en queue du cortège. Le jeune chef lui-même n’était pas rassuré. Même à quinze ou moins les soldats de l’allemand pouvaient faire des dégâts, voire tout compromettre. Piubetta se voyait déjà, maintenant qu’Orsu Alimanu était mort, sous la coupe d’un Sgambino, moins puissant au départ mais beaucoup plus fin. Il se préparait mentalement à faire ce qu’il n’avait jamais fait ; à tuer avec l’épée. Il jeta un œil vers Santu et Tummasgju. Il y eut un rapide échange de regards et sans une parole les trois hommes se comprirent. Les deux lieutenants du jeune homme crièrent « plus vite… plus vite… ayo… plus vite » tant pour presser le pas que pour inciter les traînards à rejoindre le gros de la troupe. A leur arrivée sur les lieux un spectacle impressionnant les attendait. Il y avait, dos à la palissade de la forteresse, en formation disciplinée, épée ou pique à la main, les seize sbires qu’avait dénombré Piubetta au cours de son approche. A deux pas en avant de sa troupe Sgambino faisait de petits moulinets avec une gigantesque flamberge. Tout autour les villageois et bergers, dans un tonnerre d’imprécations,  se livraient à une espèce de danse grimaçante et stérile, certains esquissant parfois un coup de loin, avec une serpe ou une rustaghia. Les paysans tentaient bien de s’approcher des soldats, mais dans un désordre qui ne faisait que souligner leur manque de détermination. Piubetta se dit que la partie se jouait à ce moment. La perspective de rentrer au logis sans aucun acquis et sous une menace accrue lui donna l’énergie nécessaire. Il déboucha sur le parvis de la bâtisse en criant ‘ayo… lachèti passa ô meretsite’ laissez passer… laissez passer ô enfants… et les assaillants cédèrent le passage. Il se retrouva ainsi en face des sbires, l’épée de l’allemand à la main, avec derrière lui les plus déterminés des hommes qui l’avaient suivi. Toujours sur leurs deux lignes compactes les sbires ne manifestaient aucune faiblesse. Sgambino en profita même pour tenter une manœuvre d’intimidation.
- Vous faites les fiers, maintenant, mais vous allez voir vous quand le seigneur arrivera avec son escorte. A entendre ces mots un  certain nombre d’hommes reculèrent mais Piubetta, qui avait maintenant l’épée d’Orsu Alimanu à la main fit avancer l’étalon qu’il amena au centre du cercle. Il  tira d’un geste énergique sur le fondement de la culotte du mort. La dépouille s’écroula sur l’herbe printanière. Alors Piubetta s’approcha des sbires et dit à Sgambino
- le voilà, ton Orsu Alimanu. Le lieutenant du châtelain eut à ce moment un mouvement de recul dont Piubetta profita pour lancer une pointe habile de son épée. Il eut le bonheur de toucher son ennemi à la gorge. Le sang jaillit de la plaie avec violence. Les soldats à ce moment semblèrent saisis d’un sentiment de panique. Quelques uns laissèrent tomber leurs armes et levèrent les bras en demandant merci. Les autres, leur lieutenant mort, ne semblaient savoir que faire. Tous ils s’adossèrent à la palissade, comme s’ils voulaient s’y incorporer. La ruée des assaillants ne leur laissa aucune chance. Il fallut à Piubetta quelques minutes pour remettre de l’ordre et tenter de sauver ce qui pouvait l’être. Quand cessa le massacre il fit reculer les paysans et demanda aux rescapés de rendre les armes, leur promettant la vie sauve. Il restait huit survivants et parmi eux un gros homme dont la cruauté sournoise faisait la terreur de la région. Il se tenait au deuxième rang, mains jointes, suppliantes. De la foule jaillit un petit homme qui lui porta un coup de la pique qu’il avait ramassée. Le  gros homme tomba et Piubetta dut encore faire appel à la clémence des siens. Et puis tout s’apaisa. Les hommes étaient fatigués de tuer. Ils aspiraient à rentrer chez eux mais le jeune chef les retint. Il fallait décider de ce qu’on ferait des prisonniers. De la bande des paysans une femme, puis deux surgirent. Elles se postèrent devant les prisonniers et choisirent chacune le sien, après des palpations de muscles et d’autres qui firent s’esclaffer les paysans. C’étaient deux femmes sans hommes. Les deux lauréats ne firent pas la moue. Mieux mal apparié que mort. Elles les firent sortir du rang et les embrassèrent à pleine bouche pour sceller publiquement l’union. Pour les autres il fut décidé qu’ils quitteraient le pays, sans arme et avec deux jours de vivres. Pendant ce temps deux ou trois hommes avaient allumé un grand feu. Tout un chacun se fabriqua une torche et le château d’Orsu Alimanu fut réduit en une nuit en un tas de cendres. Le soleil allait atteindre la crête de la Pitrosa quand les bergers d’Aullène arrivèrent avec les soldats qu’ils avaient enivrés et faits prisonniers. La même punition d’ostracisme leur fut infligée. Piubetta cherchait des yeux quelqu’un, fébrilement. Quand il vit Niculina, qui venait d’arriver avec le deuxième groupe, il la tira par la main au centre du cercle des paysans et l’enlaça. Les promis s’embrassèrent sur les lèvres. C’était l’abbracciu qui scellait l’union des deux jeunes gens dont la passion avait déclenché cette révolte sans précédent dans le pays.

Après de patientes recherches j’ai retrouvé le nom du berger rebelle. Il s’appelait Piubetta. Je suis heureux de cet issue qui me permet de faire valoir le sérieux avec lequel tout ce recueil a été composé. Ainsi, charmante lectrice, serez vous assurée de ne vous être point laissée entraîner par un auteur peu scrupuleux dans un conte fourré d’à peu près. Mais il y a une suite à cette histoire.

Plus tard il y eut dans la région la peste noire. Il est possible que l’épidémie soit à l’origine de la perpétuation et de la continuation de la légende. Ainsi on raconte encore que de la tête fracassée de cet allemand qui voulait se tailler une seigneurie dans Pian d’Avretu sortit une grosse mouche. Il sera dit par la suite que l’insecte de cauchemar perçait de son énorme dard le crâne des humains et en suçait la cervelle. Ces malheureux, avant de mourir, déambulaient sans but, dans ce lieu maintenant dit ‘i Viagenti’ -les errants- où Bébé Simoni a construit  son supermarché. Les gens de Monacia prétendent que les Pianottulacci présentent encore quelques restes de cette infirmité erratique. Mais on sait ce qu’il en est de ce genre de choses, et moi je suis de Monacia.

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