Mort différée
Un nez long,
circonspect, pointe au coin de la maison. Puis tout le personnage d'un
adolescent malingre. Le pantalon de velours noir qui tirebouchonne sur des
jambes interminables, les longs bras dissimulant un objet volumineux sous la
chemise entrouverte, la tête rase, le profil aigu au nez long et maigre,
mâchoire inférieure presque absente, composent une allure d'un grand faucheux
embarrassé de pattes. Cette silhouette burlesque se détache un instant sur le
mur de granit. Se dirigeant vers une
porte épaisse, le garçon, yeux scrutateurs tournés vers le petit pré d'herbe
verte où il y a des asphodèles pointant des bourgeons, mais il n'y a pas de
témoin à cette heure, disparaît dans l'obscurité de ce qui doit être une cave.
Encore un coup d'oeil à l'extérieur et la porte se referme sur une énigme de
gamin cachottier.
Il a du mal à
trouver sa cache dans la cave obscure ; il y conserve des bricoles, quelques
piécettes, une carte postale - fille brune dénudée ombrée mystérieusement à l'entrecuisse
- ramenée par un oncle du service militaire, tout son trésor d'adolescent
secret. Il farfouille quelques minutes, faisant attention à faire le moins de
bruit possible. Comme il n'arrive pas à se dépêtrer d'un fatras de seilles, de
sacs et d'outils de jardinage, il va à la fenêtre pour l'ouvrir et se donner un
peu de lumière. Dans un premier temps, il écoute, attentif aux importuns qui
pourraient le déranger puis, passant la tête par l'entrebâillement, le coeur
battant, il regarde à l'extérieur. C'est alors qu'il entend une pétarade
brutale de moteurs, au moment même où il s'apprête à rabattre complètement les
volets de bois bouffés par le grand air
et le soleil. Pointant son nez de fouine à la porte il sort de la cave et se
glisse derrière une murette de soutènement. Précautionneusement. On peut l’entrevoir
voir un instant, crâne brun et ras affleurant à peine l'alignement des pierres
sèches, surveillant la route. Son visage prend une teinte verdâtre quand il
voit trois camions bourrés de carabiniers qui s'apprêtent à tourner au coin,
vers la place. La pomme d’Adam commence le long du cou décharné une partie de
yoyo nerveux. Il reste un moment, figé, à regarder les soldats descendre de
camion puis se jette follement dans une fuite irréfléchie.
Dès la descente
de camion il avait vu le jeune garçon détaler en contrebas...Cet empoté de Nino
aussi d'ailleurs qui gueule :
"Pianta a
sparo'"
La sommation ne
fait qu'accélérer la course du jeune homme qui franchit une murette de pierres
sèches, se perdant un instant sous la
frondaison d'un gros arbuste. Nino lève son fusil et tire ; son coup
maladroit fait détaler un imposant âne gris.
" Qu'est
ce qu'il se passe" hurle le sergent-chef.
"Rien,
c'est Nino qui tire sur les bourricots.
- C'est pas
vrai il y a un homme là sous le
lentisque ; je l'ai vu.
- mais non
c'était le bourricot je te dis.
- Je l'ai vu je
l'ai vu sergent laissez moi y aller je vous dis"
Le sergent-chef
n'aime pas Nino ; il trouve que c'est un empoté. Che sdronzo su Nino.
Il réussit à
faire ce que tout gradé doit faire à la descente de camion. Ça claque :
« Soldat
Scacchi homme de base... peloton à droite alignement... Garde à vous...
Repos.... Garde à vous... Repos... »
« Qu’est
ce qui se passe soldat Limone... Qui vous a donné l’ordre de tirer ?
- Soldat Limone
au rapport... J’ai vu un fuyard... Je lui ai tiré dessus... Laissez moi aller
le chercher sergent !
Reprise en
mains sans problème, retour à la familiarité...
« Me faraï morir Nino...Tu es trop con toi... Combien il a de
jambes ton fuyard ?
Trouve toi plutôt une ânesse et tire la ; Piero, vas y !"
Les rires gras
du peloton accompagnent Piero le temps qu'il met à descendre vers le lentisque,
quelques cent cinquante mètres plus bas. Sa haute silhouette disparait par
moments sous les arbousiers et autres myrtes du maquis.
L'amas de
pierres et de tôles est complètement aveugle du côté d'où vient le danger. De
toute façon il ne chercherait pas à voir. Il a peur de voir. Il a eu une peur
bleue à l'arrivée des italiens ; il a décampé sans réfléchir puis çà c'est
envenimé ... la terreur au ventre il a quand même eu le courage de passer de
l'autre côté de la murette et de profiter de l'incident de l'âne puis rampant à
l'abri des arbustes et des buissons il s'est laissé basculer dans ce réduit
malodorant pour avoir accueilli un cochon l'hiver dernier. Et depuis, la
panique le domine, une éternité de quelques secondes. Il attend... espère... et
désespère... et entend ... des pas
décidés...des pas d' homme fort, qui ne risque rien, les pas lourds de sa
destinée misérable et il prie, ou plutôt psalmodie. Ou supplie ;
"Seize ans j'ai seize ans seize ans je ne
veux pas mourir j'ai seize ans seize ans seize ans seize ans ..." sans fin
et sans un bruit. Figé de terreur il se recroqueville encore dans son dérisoire
abri, pleure silencieusement, tremblant
comme un possédé, coeur heurtant les
côtes, l'estomac refoulé dans la gorge, au bord des lèvres. Il ne voit rien ;
il entend, c'est tout ! La cruauté du monde dans ce bruit de cailloux qui
roulent poussés par les souliers règlementaires d'un soldat qui tient un fusil
à la main, qui a reçu un ordre de meurtre.
Les pas qui se
rapprochent, le crissement cruel contre
la pierre d'une chaussure ferrée. Le soldat se hisse sur le faîte de la cabane
; puis,
là debout sur la tôle il fait un boucan d'enfer à un mètre au dessus du
fuyard, invisible.
Le corps du
gamin, visage égaré de terreur, semble devoir s'incruster dans le gros caillou
d'angle. Pendant ce temps le soldat fait un boucan d’enfer patrachant de ci de
là sur ces dix mètres carrés du toit de tôle... Et le gamin s’incruste dans le
mur.
Quelqu’un crie
en italien.
" Piero je
ne te vois plus montre toi...Qu'est ce que tu fais...tu danses la polka ma parole... montre toi
!"
La réponse,
voix forte, tout près ;
" Je suis
là... sergent ; sous le lentisque... je
ne vois rien... sergent...
"Qu'est ce
qui ce passe ? On entend du bruit !
- Je suis là
... il n' y a rien...
- Je te vois,
mais grouille toi on n'a pas que ça à faire.
Tu devrais déjà l'avoir trouvé."
De nouveau la
voix forte, tout près du fuyard. La sarabande infernale sur le toit de tôle de
l'appentis continue.
Puis de nouveau
la voix du poursuivant.
" Ca y est
je le vois sergent je le vois... " Puis :
" Pianta Pianta a sparo'"
Piero s'est
tourné vers la déclivité en faisant sa sommation ; il lève son fusil et tire
deux fois. Ses balles cassent des branches d'un arbousier imposant à une
centaine de mètres. Il continue à crier et réussit à faire détaler un deuxième
bourricot. Dans sa cachette le gamin gémit, les yeux blancs, mâchoires soudées
par la trouille.
" Pas
possible le Duce il a déclaré la guerre des bourriques...hurle le gradé !
- J'ai cru voir
quelque chose mais il n'y avait que ce bourricot...
- Bon remonte
on a mieux à faire...au trot... tu pourras toi aussi niquer l'ânesse si Nino
l'a trouvée"
Et tout le
monde de rire en choeur Piero le premier. Il est au moins aussi con que Nino Piero
hein ! C'est pas lui qui dira le contraire à un gradé.
Le lieutenant
qui commande la compagnie est pressé de passer à plus sérieux. Il l'a dit
vertement au sergent- chef qui depuis fait la tête.
"Et
d'abord, qui a donné l'ordre de tirer ?"
Le sergent ne
répond pas.
Les hommes sont
alignés sur la place du village, position "repos". Ils peuvent voir
des gens grimper à toute vitesse la colline en face.
" Ah si on
avait de l'artillerie mon lieutenant...
- On n'en a
pas... Allez... pas de gymnastique!"
Et une autre
poursuite commence derrière le gros des villageois en fuite. Surtout des
hommes, alertés on ne sait comment.
Ils ont
crapahuté toute la sainte journée sans rien trouver. Le lieutenant qui commande
la compagnie a la tête des mauvais jours. Les motifs de contentement - ou de
mécontentement d'ailleurs - sont divers se dit Piero . On ne sait jamais avec
ces jeunes qui ne voient pas plus loin que le bout de leur révolver. Donc il
grimpe sur le plateau du camion et il pense que lui qui n'avait pas souvent les
quelques lires pour un billet de train est véhiculé gratis tous les jours que
Dieu fait, et parfois deux fois dans la journée.
Il espère il
espère de toutes ses forces que le garçon de ce matin a sauvé sa peau. Quel
bénéfice aurait le Duce de la mort de ce gamin paniqué ?
Il espère
d'autant plus que ce village il y a travaillé il y a quoi...trois ans...
C'était la paix alors. Il aurait eu honte de rencontrer un des quelques
villageois dont il avait fait la connaissance à l'époque. Maintenant les rêves
de gloire de Mussolini ont fait de lui un guerrier, et sa bouche devient
amère. Oui c'est sûr il a sauvé sa peau
le gamin. Il a eu du cran de rester planqué sous la tôle, le gamin. Une fois la
panique passée il est sans doute sorti de son abri ; il a pu rentrer chez
lui. Il contemple un moment un spectacle saisissant de la placette du haut du
village. Il a plu. Le ciel a été nettoyé ; il est d'une limpidité rare et les
soldats saisis par la beauté du panorama regardent, les villages plus proches, Bonifacio sur son
rocher de craie et reconnaissent plus loin la Sardaigne ... Quarante kilomètres
et on voit le linge aux fenêtres... Quoi ; quarante kilomètres ; ça
ne se peut pas...C'est pas vrai hein sergent ?
Le convoi
redémarre et personne ne se doute à quel point Piero est content ; mais
personne ne saura jamais. Comme tout le monde il peut manifester la modeste
satisfaction du cadeau de la soirée commençante...voire l'illusion que cela mettra
un peu de baume au coeur du lieutenant... mais pas davantage...surtout pas
davantage.
Tard dans la
nuit les villageois sont rentrés. Ils se sont d'abord comptés. Une rafle pour
rien. Ils en rient puis alertés par la mère partent à la recherche du petit de
Mattalèna. Mais c’est vite règlé ; il a été retrouvé dans son abri, évanoui
mais indemne. Encore quelques paroles de réconfort au gamin qui reste muet et à
la mère qui le cajole et chacun rentre chez soi se coucher, le coeur en fête
d’avoir berné la soldatesque emplumée.
Mais le petit
Thomas ne se relèvera jamais. La panique l'a marqué de son emprise. Il durera
huit jours, tremblant, prostré, palpitant au moindre bruit. Puis il mourra,
dents brisées, coeur dérèglé par la tension de la peur qu'il n'a jamais pu
dominer.
Et cela, Piero
ne le saura jamais. Même à ses derniers instants, en Cyrénaïque, respiration
douloureuse par le trou tout neuf, dans sa poitrine, qui le fait souffrit, se
félicitant de ne jamais avoir tué quiconque.
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