vendredi 4 octobre 2013

L'otage

Mort différée

Un nez long, circonspect, pointe au coin de la maison. Puis tout le personnage d'un adolescent malingre. Le pantalon de velours noir qui tirebouchonne sur des jambes interminables, les longs bras dissimulant un objet volumineux sous la chemise entrouverte, la tête rase, le profil aigu au nez long et maigre, mâchoire inférieure presque absente, composent une allure d'un grand faucheux embarrassé de pattes. Cette silhouette burlesque se détache un instant sur le mur de granit.  Se dirigeant vers une porte épaisse, le garçon, yeux scrutateurs tournés vers le petit pré d'herbe verte où il y a des asphodèles pointant des bourgeons, mais il n'y a pas de témoin à cette heure, disparaît dans l'obscurité de ce qui doit être une cave. Encore un coup d'oeil à l'extérieur et la porte se referme sur une énigme de gamin cachottier.
Il a du mal à trouver sa cache dans la cave obscure ; il y conserve des bricoles, quelques piécettes, une carte postale - fille brune dénudée ombrée mystérieusement à l'entrecuisse - ramenée par un oncle du service militaire, tout son trésor d'adolescent secret. Il farfouille quelques minutes, faisant attention à faire le moins de bruit possible. Comme il n'arrive pas à se dépêtrer d'un fatras de seilles, de sacs et d'outils de jardinage, il va à la fenêtre pour l'ouvrir et se donner un peu de lumière. Dans un premier temps, il écoute, attentif aux importuns qui pourraient le déranger puis, passant la tête par l'entrebâillement, le coeur battant, il regarde à l'extérieur. C'est alors qu'il entend une pétarade brutale de moteurs, au moment même où il s'apprête à rabattre complètement les volets de bois  bouffés par le grand air et le soleil. Pointant son nez de fouine à la porte il sort de la cave et se glisse derrière une murette de soutènement. Précautionneusement. On peut l’entrevoir voir un instant, crâne brun et ras affleurant à peine l'alignement des pierres sèches, surveillant la route. Son visage prend une teinte verdâtre quand il voit trois camions bourrés de carabiniers qui s'apprêtent à tourner au coin, vers la place. La pomme d’Adam commence le long du cou décharné une partie de yoyo nerveux. Il reste un moment, figé, à regarder les soldats descendre de camion puis se jette follement dans une fuite irréfléchie.

Dès la descente de camion il avait vu le jeune garçon détaler en contrebas...Cet empoté de Nino aussi d'ailleurs qui gueule :
"Pianta a sparo'"
La sommation ne fait qu'accélérer la course du jeune homme qui franchit une murette de pierres sèches, se perdant un instant sous la  frondaison d'un gros arbuste. Nino lève son fusil et tire ; son coup maladroit fait détaler un imposant âne gris.
" Qu'est ce qu'il se passe" hurle le sergent-chef.
"Rien, c'est Nino qui tire sur les bourricots.
- C'est pas vrai  il y a un homme là sous le lentisque ; je l'ai vu.
- mais non c'était le bourricot je te dis.
- Je l'ai vu je l'ai vu sergent laissez moi y aller je vous dis"
Le sergent-chef n'aime pas Nino ; il trouve que c'est un empoté. Che sdronzo su Nino.
Il réussit à faire ce que tout gradé doit faire à la descente de camion. Ça claque :
« Soldat Scacchi homme de base... peloton à droite alignement... Garde à vous... Repos.... Garde à vous... Repos... »
« Qu’est ce qui se passe soldat Limone... Qui vous a donné l’ordre de tirer ?
- Soldat Limone au rapport... J’ai vu un fuyard... Je lui ai tiré dessus... Laissez moi aller le chercher sergent !
Reprise en mains sans problème, retour à la familiarité...
« Me faraï morir Nino...Tu es trop con toi... Combien il a de jambes ton fuyard ?
Trouve toi plutôt une ânesse et tire la ; Piero, vas y !"
Les rires gras du peloton accompagnent Piero le temps qu'il met à descendre vers le lentisque, quelques cent cinquante mètres plus bas. Sa haute silhouette disparait par moments sous les arbousiers et autres myrtes du maquis.

L'amas de pierres et de tôles est complètement aveugle du côté d'où vient le danger. De toute façon il ne chercherait pas à voir. Il a peur de voir. Il a eu une peur bleue à l'arrivée des italiens ; il a décampé sans réfléchir puis çà c'est envenimé ... la terreur au ventre il a quand même eu le courage de passer de l'autre côté de la murette et de profiter de l'incident de l'âne puis rampant à l'abri des arbustes et des buissons il s'est laissé basculer dans ce réduit malodorant pour avoir accueilli un cochon l'hiver dernier. Et depuis, la panique le domine, une éternité de quelques secondes. Il attend... espère... et désespère...  et entend ... des pas décidés...des pas d' homme fort, qui ne risque rien, les pas lourds de sa destinée misérable et il prie, ou plutôt psalmodie. Ou supplie ;
 "Seize ans j'ai seize ans seize ans je ne veux pas mourir j'ai seize ans seize ans seize ans seize ans ..." sans fin et sans un bruit. Figé de terreur il se recroqueville encore dans son dérisoire abri, pleure silencieusement,  tremblant comme un possédé,  coeur heurtant les côtes, l'estomac refoulé dans la gorge, au bord des lèvres. Il ne voit rien ; il entend, c'est tout ! La cruauté du monde dans ce bruit de cailloux qui roulent poussés par les souliers règlementaires d'un soldat qui tient un fusil à la main, qui a reçu un ordre de meurtre.
Les pas qui se rapprochent, le  crissement cruel contre la pierre d'une chaussure ferrée. Le soldat se hisse sur le faîte de la cabane ;  puis,  là debout sur la tôle il fait un boucan d'enfer à un mètre au dessus du fuyard, invisible.
Le corps du gamin, visage égaré de terreur, semble devoir s'incruster dans le gros caillou d'angle. Pendant ce temps le soldat fait un boucan d’enfer patrachant de ci de là sur ces dix mètres carrés du toit de tôle... Et le gamin s’incruste dans le mur.
Quelqu’un crie en italien.
" Piero je ne te vois plus montre toi...Qu'est ce que tu fais...tu  danses la polka ma parole... montre toi !"
La réponse, voix forte, tout près ;
" Je suis là... sergent ; sous le lentisque...  je ne vois rien... sergent...
"Qu'est ce qui ce passe ? On entend du bruit !
- Je suis là ... il n' y a rien...
- Je te vois, mais grouille toi on n'a pas que ça à faire.  Tu devrais déjà l'avoir trouvé."
De nouveau la voix forte, tout près du fuyard. La sarabande infernale sur le toit de tôle de l'appentis continue.
Puis de nouveau la voix du poursuivant.
" Ca y est je le vois sergent je le vois... " Puis :
 " Pianta Pianta a sparo'"
Piero s'est tourné vers la déclivité en faisant sa sommation ; il lève son fusil et tire deux fois. Ses balles cassent des branches d'un arbousier imposant à une centaine de mètres. Il continue à crier et réussit à faire détaler un deuxième bourricot. Dans sa cachette le gamin gémit, les yeux blancs, mâchoires soudées par la trouille.
" Pas possible le Duce il a déclaré la guerre des bourriques...hurle le gradé !
- J'ai cru voir quelque chose mais il n'y avait que ce bourricot...
- Bon remonte on a mieux à faire...au trot... tu pourras toi aussi niquer l'ânesse si Nino l'a trouvée"
Et tout le monde de rire en choeur Piero le premier. Il est au moins aussi con que Nino Piero hein ! C'est pas lui qui dira le contraire à un gradé.
Le lieutenant qui commande la compagnie est pressé de passer à plus sérieux. Il l'a dit vertement au sergent- chef qui depuis fait la tête.
"Et d'abord, qui a donné l'ordre de tirer ?"
Le sergent ne répond pas.
Les hommes sont alignés sur la place du village, position "repos". Ils peuvent voir des gens grimper à toute vitesse la colline en face.
" Ah si on avait de l'artillerie mon lieutenant...
- On n'en a pas... Allez... pas de gymnastique!"
Et une autre poursuite commence derrière le gros des villageois en fuite. Surtout des hommes, alertés on ne sait comment.

Ils ont crapahuté toute la sainte journée sans rien trouver. Le lieutenant qui commande la compagnie a la tête des mauvais jours. Les motifs de contentement - ou de mécontentement d'ailleurs - sont divers se dit Piero . On ne sait jamais avec ces jeunes qui ne voient pas plus loin que le bout de leur révolver. Donc il grimpe sur le plateau du camion et il pense que lui qui n'avait pas souvent les quelques lires pour un billet de train est véhiculé gratis tous les jours que Dieu fait, et parfois deux fois dans la journée.
Il espère il espère de toutes ses forces que le garçon de ce matin a sauvé sa peau. Quel bénéfice aurait le Duce de la mort de ce gamin paniqué ?
Il espère d'autant plus que ce village il y a travaillé il y a quoi...trois ans... C'était la paix alors. Il aurait eu honte de rencontrer un des quelques villageois dont il avait fait la connaissance à l'époque. Maintenant les rêves de gloire de Mussolini ont fait de lui un guerrier, et sa bouche devient amère.  Oui c'est sûr il a sauvé sa peau le gamin. Il a eu du cran de rester planqué sous la tôle, le gamin. Une fois la panique passée il est sans doute sorti de son abri ; il a pu rentrer chez lui. Il contemple un moment un spectacle saisissant de la placette du haut du village. Il a plu. Le ciel a été nettoyé ; il est d'une limpidité rare et les soldats saisis par la beauté du panorama regardent,  les villages plus proches, Bonifacio sur son rocher de craie et reconnaissent plus loin la Sardaigne ... Quarante kilomètres et on voit le linge aux fenêtres... Quoi ; quarante kilomètres ; ça ne se peut pas...C'est pas vrai hein sergent ?
Le convoi redémarre et personne ne se doute à quel point Piero est content ; mais personne ne saura jamais. Comme tout le monde il peut manifester la modeste satisfaction du cadeau de la soirée commençante...voire l'illusion que cela mettra un peu de baume au coeur du lieutenant... mais pas davantage...surtout pas davantage.

Tard dans la nuit les villageois sont rentrés. Ils se sont d'abord comptés. Une rafle pour rien. Ils en rient puis alertés par la mère partent à la recherche du petit de Mattalèna. Mais c’est vite règlé ; il a été retrouvé dans son abri, évanoui mais indemne. Encore quelques paroles de réconfort au gamin qui reste muet et à la mère qui le cajole et chacun rentre chez soi se coucher, le coeur en fête d’avoir berné la soldatesque emplumée.
Mais le petit Thomas ne se relèvera jamais. La panique l'a marqué de son emprise. Il durera huit jours, tremblant, prostré, palpitant au moindre bruit. Puis il mourra, dents brisées, coeur dérèglé par la tension de la peur qu'il n'a jamais pu dominer.


Et cela, Piero ne le saura jamais. Même à ses derniers instants, en Cyrénaïque, respiration douloureuse par le trou tout neuf, dans sa poitrine, qui le fait souffrit, se félicitant de ne jamais avoir tué quiconque.