Ce rocher bruissant, si loin, toujours présent,
il se fait encore entendre, à des milliers de kilomètres, au long des nuits rêveuses
passées sur un de ces bas-flanc de chambrée que l’intendance militaire appelle
lit et qu’il faut chaque matin dresser sous la forme idéale parallépipèdique
règlementée par un adjudant inspiré. Ceux qui ont vécu cette absence et ces contraintes
comprennent la douleur de l’exil.
PEGAZ
Le soleil de juillet du Maroc plombe la
base aéronavale de Oued Zem et la demi-douzaine de douars moitié haïmas moitié
gourbis qui l’entourent. C’est là que je dure en attendant la quille, et que je
rêve d’autres paysages, de montagnes fraîches et de plages accueillantes. J’ai
encore quelque mois à tirer dans ce recoin du Tadla alors j’endure et je dure.
J’ai gardé de ce passage le souvenir de théories de femmes en izar et marmots
sur le dos à la recherche d’un peu d’eau mendiée aux européens à villas, jarres
de quelques trente et douze kilos en équilibre sur la tête, d’hommes en loques
vaquant à d’obscures occupations juchés sur des bidets étiques et de gamins couverts
de dartres divers et de vermine. Le lieu le plus proche où se manifeste le
monde moderne résumé en un hôtel à
punaises, un restaurant à mouches, un bistrot à durillons de comptoir
bavards et quelques maisons sur trois quatre rues, c’est Oued Zem ! Le
torrent qui traverse la ville -mettez les guillemets- lui a donné son nom. Il
se résume, l’été, témoignage de ses fureurs hivernales, à quelques flaques
bourbeuses qu’affectionnent moustiques et sangsues. De temps en temps un pilote
traverse le ciel froissant l’air en acrobaties au dessus du clocher de l’église
de toute la fureur des 2500 cv de son Hellcat. À ces moments les yeux des
passants, à défaut de quelque chose qui mérite réellement un soupçon
d’attention lâchent les arabesques des mouches énervées par la chaleur pour
suivre celles du maniaque du looping.
Le grand manitou qui a la charge de la
base est un vieux colonel. Florimond Broute. De Perpignan, Pyrénées
Orientales ; avec tous les RRR qui roulent comme pierres dans le torrent
du Tech. Dites Floflo pour faire court. Un fanatique... qui ne peut plus voler,
le pauvre vieux. Des vertèbres en capilotade suite à un crash en Allemagne sans
omettre les traces luisantes qu’a laissées sur la peau de ses bras et de son
cou un incendie d’avion pendant la campagne de France. Un gros pépère plein de
souvenirs de Cap Juby Villa Cisneros Saint Louis du Sénégal et qui a transformé
le bureau que nous partageons en musée. Maquettes de zinc de toutes sortes,
répliques miniatures, photos, photos, masses de photos. Et surtout de celles de
Mermoz. Mermoz, en short, torse nu, riant, yeux bleus étincelants, chevelure
blond robuste animée par un vent d’hélice, douzaine de portraits dont Mermoz en
médaillon de trente deux/cinquante sept sur le bureau sans compter un portrait
à l’huile grandeur nature, en pied et en majesté, sur le mur qui lui fait face,
à droite de la porte. Florimond, grand et volumineux, visage austère,
taciturne, semait la terreur chez les
bidasses. Je ne l’ai pourtant jamais vu mettre un motif de sa propre
initiative.
Je partage avec lui cette pièce où je
vaque à mes tâches administratives, assis à un bureau orné d’un cadre avec des
photos : mes proches, mes villages corses. Dans ce local le temps passé
côte à côte nous a créé une sorte d’intimité. Les après midi surtout. Ainsi, après
le mess le colonel se réfugie derrière son bureau cylindre et là il affecte de
s’intéresser aux affaires du monde. Il arrive, pendant les premières minutes à
tenir son journal suffisamment haut, puis immanquablement il se retrouve avec ‘La
Vigie Marocaine’ sur la figure, écran de papier qui reste là, animé par un
souffle difficile ponctué de ronflements. Et souvent, dans ces moments,
j’imagine un passé tel un mirage fumeux de rêves soutenus malgré les
désillusions et les avanies d’une vieille vie peuplée de désenchantements. Mais
je suis jeune, et je passe toujours à ce qui me préoccupe par-dessus tout, dans
ce lieux de temps soustrait à la vrai vie.
Cette vie, pour ma part, j’ai fait de
mon mieux pour la bien arranger. Et après tout ce temps passé je me reconnais
une veine d’enfer. Ceux des classes qui suivront, les 54 et autres, feront
jusqu’à trente quatre mois de service militaire. Mais sur le moment je ne le
sais pas, et il faut bien accommoder l’ordinaire. Faute de permissions -j’ai
tout bouffé en une fois après mes classes- je me mitonne des petites missions
et Florimond qui se refuse aux mesquineries ne me cherche pas de poux dans la
tête.
Une après midi d’enfer. Le mois d’Août
sur le plateau du Tadla, il faut avoir vécu ça. Je rêve, devant une photo
aérienne d’Aullène, de fraîcheur
montagnarde, de sources et de bals de campagne. Le temps passe ainsi. C’est ça,
l’armée ! attendre… toujours attendre… et rêver ! une mouche
s’énerve. Le temps doit lui peser, aussi. Quinze heures. On frappe à la porte.
Je susurre ‘N’trez’... ce qui a pour résultat d’arrêter un ronflement de
Florimond. Qui se réveille en sursaut, me regarde d’un air ahuri... et
bafouille dans une effusion de bulles alors que le journal protecteur glisse à
terre dans un froissement de papier. J’entends ‘quoi qu’est ce que c’est qu’est
ce qui se passe ? Moteur droit en feu...‘. Puis il se réveille tout à fait,
lance tous azimuts des regards égarés. Floflo s’est à peine repris qu’un gugusse ouvre la
porte dont il bouche l’encadrement. Bureau du chef repéré le nouveau se
présente, après le garde à vous, le salut, tout réglementairement et tout et
tout.
‘Caporal Pedro Gonzalo de Alvarez y
Zaavedra mon colonel’. Pas de doute, il lui faut ces épaules là pour porter un
tel patronyme. Le gaillard produit
autant d’effet dans son uniforme qu’une vedette de l’écran photographiée par
Harcourt. Un fantasme de jouvencelle matérialisé. Son calot fantaisie contient
mal une tignasse blond robuste qui fuse en boucles épaisses. Une provocation
pour sergent mal luné. Un crack... ça se voit tout de suite. Le nouveau n’a pas
calculé, il ne pouvait pas savoir. Mais quand il se présente il a, derrière lui,
le portrait à l’huile en pied de Mermoz... et c’est le sosie... même blondeur,
même taille, même visage, même carrure, même... même tout quoi... un autre
Mermoz, en majesté, et en chair et en os ! j’en suis com
me deux ronds de frites ! le nouveau me jette un regard, m’évalue. Je lui renvoie une appréciation muette de l’air de sérieux à cent sous la canette que la situation exige. Le pire, c’est l’effet sur Floflo. Le vieux colonel perd le sens du réel. Yeux comme des soucoupes il doit se demander s’il n’a pas devant lui la réincarnation de son héros. Il met un quart d’heure à ne rien dire, mâchoire tombée. Je coupe le charme. Je dis que le sergent Robert a besoin de quelqu’un à l’habillement. Le nouveau me regarde, tentant de deviner si je ne lui réserve pas une affectation panade. D’un coup d’œil je le rassure et après hochement de tête de Florimond je procède à la première paperasse, le renseigne où se rendre et le relâche. Demi tour droite, salut à la porte, bruits de pas dans le couloir, impeccable. Plus un clin d’oeil pour moi. On s’est compris. Le nouveau a quitté le bureau depuis un quart d’heure que le vieux Florimond en est encore tout retourné. Je le surprends qui frôle toujours du regard les multiples photos au mur... Mermoz en costume et poil de chameau, crinière au vent, Mermoz en maillot de bains, musclé comme Arès, Mermoz au manche de son Etoile du Sud, tête au hublot cheveux dans le vent de l’hélice, riant... tout Mermoz quoi, légende en prime, sans compter le glorieux portrait à l’huile.
Le soir je retrouve le gugusse à la
cantine. Sans gène il s’installe près de moi. Nous échangeons nos identités. Il
a besoin d’un surnom. Et c’est moi qui affecte les surnoms, ici. Je l’appelle
Pégase. Presque un acronyme. Il me pose les questions de confiance et de
rigueur. Comme tout bidasse, et compte tenu de sa riche nature il a un
impérieux besoin de se faire d’urgence l’idée la plus précise des divers moyens
répertoriés qui permettent d’adoucir les rigueurs habituelles d’un casernement.
On discute en mâchouillant un poulet qui n’a jamais picoré dans une cour de
ferme. Je lui demande s’il ne s’est rendu compte de rien... et un peu étonné il
me demande ‘kesako’ en oranais alors je lui dis l’effet qu’il a causé sur le
bon Floflo... et le pourquoi, Cap Juby, Villa Cisnéros et tout et tout. Il
répond ‘j’ai vu’ et je le sens qui évalue l’avantage que cela lui donne. C’est
un marrant. On ne tarde pas à copiner alors je lui parle de Juju, la caissière
du cinéma ‘Le Météor’ de Khouribga. Il me fait les confidences du même ordre.
Au bout d’un mois on est réellement
devenus compères. Je fais mon maximum pour le faire participer aux missions que
de temps en temps je m’ordonne à l’Amirauté. Il se charge de son côté de
multiplier les occasions. On descend à Casablanca pour deux calots ou une rame
de papier bulle. Ça nous permet deux trois sorties dancing par mois. Il a deux
fiancées -dès les dix huit ans un pied noir accompli est fiancé- et deux
maîtresses. Tout ce joli monde s’ignore. Il a une fiancée à l’est... à Oujda
pour être précis. La deuxième à Mogador. Si j’ai bien saisi, aux maîtresses est
adjugé l’axe nord-sud. Une indiscrétion révèle un jour qu’il a les faveurs de
la caissière du café des Amis à Rabat et ça déclenche une crise bubonique qui
décime la hiérarchie de la base. Il est très discret sur le courrier parfumé
qu’il reçoit d’Agadir. Il me convainc un jour d’acheter un scooter. Une occase,
et on achète. Il en use largement, et je laisse glisser. Agadir, c’est pas la
porte à coté.
Un jour il me dit...
- Dis donc... il me faut quinze jours de
perme...
- et tu les as ?
- putain non j’ai tout bouffé... il faut
que j’aille à Agadir... je suis dedans jusqu’au cou... et défense de s’asseoir.
Je ne sais pas comment il fait ; il se débrouille pour afficher un air
bilieux suppliant et impérieux à la fois. Tuant !
- Tu es chié toi... si tu as tout bouffé
comment tu veux que Floflo te signe une perme ?
- je suis mal je te jure... il faut que
tu me trouves un truc... c’est possible... tu l’as déjà fait.
C’est vrai. J’ai fait quelques coups
d’un jour ou deux pour arranger un copain ici ou là. Mais quinze jours, ça ne
s’improvise pas. Je ne lui promets rien... ah si... d’étudier la question... il
faut faire vite... il y a le feu. Il me redit ça ses yeux bleu pétillants dans
les miens. Rien que ça j’ai envie de lui faire plaisir. On verra, on verra.
On voit.
- Cinq jours... je peux rien faire en
cinq jours !
- avec les samedis et les dimanches tu
arrives presque à dix, couillon ! et il me réplique que ça ne lui suffira
pas et qu’il lui faut davantage. Et il me dit son programme... Safi, Rabat,
Oujda, Agadir, plus un copain qui est caserné à Béni Mellal. Il a besoin de
quinze jours mini, sans compter les samedis et dimanches. Il rêve... il est
gonflé. Je le lui dis. Un copain à Béni Mellal...
- et la tantina de Burgos ?
- quoi la tantina de… il s’arrête.
- tu l’as oubliée, la tantina de Burgos.
Il faut que tu ailles la voir elle aussi la tantina de Burgos. Ça dure comme ça
en marchandailles de tapis, bouderies, je me fâche, il discute, je tiens bon.
- Tu es gonflé... je risque quinze pains
pour toi et tu n’es pas content... et il finit par accepter de m’écouter. Tel
quel ! Il accepte de m’écouter. Je ne relève pas. Je lui explique le
montage en détail. Je m’en vais le changer d’affectation. Je peux retarder un
peu la signature. Le temps que Litre et
Litre et Demi se retournent, il peut bénéficier d’une semaine ; pas plus,
j’insiste, pas plus. Parallèlement j’informe son sergent de l’Habillement et
celui de la section Matériel de la mutation. Les deux compères sont
jumellairement acculés dans une quotidienne relation consommatrice de Ricard
pur annoncée par leurs surnoms. Jamais saouls,
attention ; mais toujours dans un état de vigilance réduit au
minimum par l’écran troublé du pastis dans lequel baignent neurones et synapses
de leurs vestiges cervellaires. Ainsi, n’ayant d’obligation de présence nulle
part il sera libre au moins huit jours de rang en comptant les samedis et
dimanches. Pour finir je répète que je ne peux pas faire mieux... c’est à
prendre ou à laisser. Il prend !
J’ai fait de mon mieux, hein ! Je
lui ai même établi une fausse perme de cinq jours, au cas où il serait accroché
par une patrouille de la PM. Je me souviens encore de la transpiration perlant
au bout de mes doigts au moment d’imiter la signature de Florimond. Et bien,
imaginez comment il m’a remercié, ce salopiaud ! en fait il a pris ses
quinze jours, et au delà –trois semaines, quasiment. Bien sûr l’affaire a fini
par baver. J’ai tenté de colmater mais il a fini par être déclaré absent sans
motif. Les premiers quinze jours, passe. Je me suis maîtrisé. Mais j’ai passé
la troisième semaine le derrière bloblotant au bord de ma chaise, la tête dans
une masse de formulaires écran. Cinq jours à faire de l’huile sur ma chaise,
face au colonel qui commence à s’immuniser contre le coup du regard angélique
dans les yeux, quand je lui fais des réponses dilatoires sur l’absence du
brigadier chef Pedro… Saavedra… il n’arrive pas à s’y faire, à ce patronyme,
Floflo. Mais il est responsable de son effectif. Et je me pense qu’il a été
averti par un jaloux, Florimond ; je saurais un jour ; perd rien pour
attendre, çuilà ! J’ai aussi une semaine de noire colère contre ce crétin
de Pégase.
Il fallait bien qu’il rentre. Je
l’attendais de pied ferme, ce traître. Au terme des trois semaines les plus
longues de ma courte vie il réapparaît à la cantoche. Souriant, comme Gabriel
au moment d’annoncer la bonne nouvelle. Il me surprend, en plus. Alors que je
chipote du bout des lèvres un quartier d’omelette éponge verte avec des coulées bleues et violettes -lundi
dernier elle était friable de consistance et jaunâtre, avec des incrustations
vineuses- il s’installe à coté de moi avec dans son assiette une escalope qui
baigne au milieu de champignons de Paris dans une crème épaisse. J’en bave. Je
m’en vais me le faire ramper, moi, le cuistot... il est pas près de partir en
mission pour son jeu de poêles, çuilà !
‘Alors, ça marche ?’ qu’il me dit,
Pégase, de l’air de quelqu’un qui revient de la plage ou d’une séance caline.
Et lui, apparemment, c’est les deux. J’explose. Doucement, parce que des
oreilles traînent. Mais j’explose encore plus fort, intérieurement.
Je lui dis tout du tout... et ce qu’il
risque avec son absence sans motif, et
ce que je risque pour l’avoir couvert, et que s’il rate son coup avec Floflo on
est tous les deux bons comme la romaine et je le remercie de m’avoir mis dans
cette mouise etc, etc... j’en fais tant et tant que pour une fois il n’en mène pas
large non plus. Je lui signale pour l’achever que Floflo l’attend dans son
bureau. S’allonge le tarin du sosie de l’Archange et sèche le sourire
flamboyant. Il veut y aller immédiatement.
- Pas tout de suite, crétin... pendant
la sieste... et puis qu’est ce que tu vas lui dire à Floflo ? tu sais quoi
lui dire ? tu vas lui dire que je
t’ai arrangé une fausse perme ?
- OK
OK il fait et on passe une heure à préparer la défense... un long truc,
un montage alambiqué et fragile. Je me fais des cheveux.
Florimond est particulièrement content
de sa matinée. Il a touché une merveille. Un Vampyr qu’on a entendu faire du
point fixe pendant des heures de rang. Après le mess il me rejoint pour le
travail de bureau de l’après- midi. J’ai des trucs à lui soumettre, à faire
signer, mais j’attendrais. J’ai trop hâte de le voir s’endormir. Ça ne rate
pas. Il ne demande même pas des nouvelles de Pégase, tout à la contemplation de
ses portraits de Mermoz et de ses maquettes, avec dans le fond de la rétine la
double poutre du Vampyr. J’attends cinq minutes. Il a encore l’énergie de faire
mine de lire, mais bientôt le journal écran tenu en l’air à bouts de bras sur
son visage et là il sort sa première série de ronflements discrets. Alors je
sors de la pièce en catimini. Derrière la porte m’attend Pégase.
- Je te ferai signe… je lui dis.
Au bout des cinq minutes le journal a
encore glissé sur le torse de Floflo. Il ronfle un peu plus fort. Je me lève
doucement et je fais signe à Pégase
- Frappe fort, surtout.
Je m’en veux un peu. Le vieux colonel a
l’air apaisé pour une fois. Le journal a glissé sur son ventre. Il dort comme
dort un petit garçon après le dernier baiser de maman. Et puis un vacarme
démarre à la porte. Il a compris, Pégase. Il entre, va vers le bureau, et ses pas
résonnent. Puis faisant claquer les talons il s’installe garde à vous devant le
bureau cylindre en annonçant d’une voix de tonnerre
‘Caporal Pédro Gonzalo de Alvarez y
Zaavedra mon colonel’
Ca déclenche quelque chose chez Floflo...
faut voir.
Dans un premier temps les ronflements
s’éteignent, puis le pauvre vieux réintègre
son cauchemar coutumier. Il marmonne en geignant pendant une bonne
minute
‘moteurs un trois droit quatre en
flammes... allez sautez sautez sautez...’ puis il se réveille tout à fait.
Pégase profite de ce moment de reprise du contact pour annoncer
- Le sergent Molinier m’a appris que
vous vouliez me voir mon colonel...’
Floflo émerge. Lentement. Rassemble ses
idées. Sort de cette situation d’urgence catastrophique qui se rappelle à lui
épisodiquement et douloureusement. Il commence
‘RRrrr’ comme si ce fameux moteur droit
donnait des signes de reprise. Puis c’est une série de ‘SSSssssffff’ rageurs et
j’ai la trouille parce qu’à ce moment il s’adresse au caporal Pédro Gonzalo de
Alvarez y Zaavedra dont l’absence le triture depuis une semaine. Pour une
fois son visage arrive à afficher une expression vraiment irritée. Comme prévu
il laisse exploser immédiatement ‘Caporal de Alvarez de Pedro...’ sans
réussir à terminer toute l’enfilade de noms
alors il demande ‘Vous avez été porté absent toute une semaine... où
étiez vous passé bondieu de bondieu ?’
Et là, l’autre abruti, qui fait son
huile debout raide au piquet, au lieu de s’en tenir à notre plan initial
improvise.
- Je n’étais affecté nulle part mon colonel...
alors j’en ai profité pour visiter Oued Zem.
Je m’enfouis sous la protection
symbolique du Grand Livre des Effectifs que j’ouvre pour faire quelque chose
qui me donne l’impression de ne pas être impliqué. Je redouble de sudation infecte.
Floflo va éclater. Je le sens. Son teint vire à l’aubergine. Ses yeux éjectés
aux bords des orbites s’en vont aller rouler sur le parquet, si ça
continue. Il émet un râle.
‘Pffouii... ‘
L’autre manifeste l’intention de reprendre la situation en mains pour
justifier je ne sais quel délai idéal... je l’entends dire, avant qu’il
l’ouvre
‘Et les environs aussi mon colonel’
mais il saisit mon regard paniqué et
s’abstient... puis mu par je ne sais quel instinct de conservation il fait ce
qu’il faut faire. Il enlève son calot, affermit son regard étincelant dans les
yeux du colonel, émet un sourire de pataud les pieds dans la boue, se passe la
main dérangeant l’ordonnance de la masse de ses cheveux blonds... et tout ça
décontenance Floflo qui se veut toujours en colère... quand il commence à
bredouiller je l’entends comme dire avec tous les RRR qui roulent dans le Tech
- je m’en vais vous faire visiter moi
mon gaillard... foutrebrique... vous me ferez quinze jours... trouvez moi une
vraie raison ou je vous jure que je vous porte le motif à la division moi.
Mais le sourire étincelant, le regard
bleu étincelant... la blondeur robuste des cheveux de l’Archange réincarné. Le
regard de Floflo se fait incertain, la voix se détimbre, les yeux s’égarent
encore une fois vers le portrait géant de son héros, divaguent entre les photos
et le gugusse tellement crâne. Il ne tient pas le coup, Floflo. Malgré la
gravité de la chose il finit par marmonner un ‘il faut un quart d’heure pour
visiter Oued Zem...’ et après un silence... ‘et les environs...’ sorti d’une bouche molle, inaudible pour les
non-initiés. Je me relâche un peu. Il est vaincu, le vieux colonel. Il l’avoue
en lâchant son rituel bougonné mais
compréhensible
- Ça ira pour cette fois... mais n’y
revenez pas... foutez moi le camp bon dieu !
L’autre ne demande pas son reste, remet
son calot et disparaît après une version approximative du gestuel
réglementaire. Moi je plonge la tête sous la table, à la recherche fallacieuse
d’un carnet à souche vierge parce que Floflo me fusille du regard. Il doit
commencer à se faire une idée de mon rôle, dans l’affaire. Pendant la semaine
entière je me ferais léger comme un papillon, tout en tressant une faveur en
hommage à ce soupçon de mauvaise foi distillée avec bonheur qui m’a confirmé
dans l’idée que la belle âme du vieux colonel surnage toujours dans le flot de
vicissitudes du quotidien et des horreurs, sans compter la tourbe de la
réglementation militaire. Il y a comme ça des jours qui commencent mal, et qui
finissent sur une touche d’humanité, un sentiment qu’on voudrait conserver pour
l’éternité.
Certain jour d’été marocain, au comptoir d’un
bistrot générateur de quelques fameux durillons de bedaines naquit la légende
de la Corse vendue par Gênes à la France pour trois bateaux de charbon. On sait
la colonie à la qualité de ce terreau où poussait très normalement - sous
l’ombrelle des plus emblématiques émissaires à culottes bouffantes de la mère
patrie et frottée à l’imagerie glorieuse d’envols de capes animées du vent du
désert, zouaves, spahis, turcos, etc… etc…-
une médiocrité sans fard de ventres arrondis à l’appui des comptoirs de
bistro et d’idées mijotées au pastis. Qu’attendre de ceux qui ont transformé le
‘huya… mon frère’ en ‘crouillat’ dérivé en ‘crouille’ ? devant tant
de hauteur de vue alimentée par une continue volonté de blesser on n’a pas le
choix. On prend ça d’où ça vient. Mais c’est histoire volée, mémoire volée, ce
conte des trois bateaux. J’avais douze ans et je le prenais très mal. C’est l’insulte,
pour ceux qui savent que les temps d’épopée ont été occultés. Qu’ont vécu ces
rêveurs de Ponti Novu ? ce temps du tourment et ce sentiment de n’être plus rien. Il faudra
céder toujours céder ; il ne restera plus rien de nous, plus rien. Et
ça dure, ces sentiments de perte, ça enfle juequ’à l’amertume. A travers les
générations. Et puis un jour, nous aussi, le haut du pavé, dans des pays soumis
eux aussi par la force. La force avec nous ! faire subir dans le souvenir
de ce qu’on a subi ; pour tenter d’effacer. Cruauté démultipliée.
Perverse jubilation. Alors, s’étonner dans le même temps d’avoir difficulté à
être français, et gratitude à ce qui fait la grandeur de la France… l’Empire
colonial ? et puis l’Empire colonial s’effondre. Et un pan d’identité essentiel
disparaît. Mais qui en fera justice, de ces rebondissements
imprévisibles ? qui fera la liste ? et qui paiera ? puisque
tout se paye.
A moins que l’écriture… au moins pour tenter d’alléger un peu
l’addition.
Jean Baptiste Lucchini
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