Nos paysans n’étaient pas plus tendres que les
paysans d’un quelconque autre pays de partout et d’ailleurs. J’ai en réserve
une histoire née en ces temps de dureté. Elle me vient de mon oncle Dominique
Mattei. Lui-même l’avait recueillie je ne sais où. J’espère avoir le talent de
vous faire apprécier cette douloureuse affaire.
Ce n’était pas normal. Le terrain était
montueux mais égal. Murrimuffa raccourcit sa prise sur la bride et tira.
C’était un geste assez doux. L’animal ne bougea pas. Murrimuffa tira plus fort,
sans résultat. Ce n’était pas à un caprice du mulet, pattes raidies comme pour
un refus. Fasgianu ne bougeait pas, l’œil devenu vague comme sous l’effet d’un songe.
L’homme n’était pas patient. Il recula d’un pas et donna une série de coups de
son bâton sur l’arrière train de la bête qui esquissa un mouvement. Murrimuffa
pensa ‘il est un peu chargé… la montée est dure… mais quand même’ et il
recommença à tirer énergiquement sur la bride, en évitant de gueuler, ce qui
lui coûtait, mais il ne fallait surtout pas l’effrayer, l’animal. Et le mulet
fit un pas, puis deux, trois, quatre, mais c’étaient des pas flageolants. Alors
Murrimuffa se prit de colère et commença des encouragements divers, coups de
pieds et gueulantes. Le mulet continua comme il avait commencé, chancelant puis
s’arrêta derechef. Le muletier impatient donna encore quelques coups du bout
pointu de son bâton sur le garrot de l’animal. Le mulet fit un pas, un
deuxième, fléchit des pattes de devant et s’écroula. Inquiet l’homme se pencha,
observa la langue sortie, raide, les spasmes sur le chanfrein, les masséters
raidis, la bouche blanche d’écume, les yeux ouverts mais gagnés par un début
d’opacité de mauvais aloi. Il dut se rendre à l’évidence. La pauvre bête était
morte. Il pensa ‘morta du cori’ et lui se trouvait dans une situation
inconfortable, avec sa charge sur le sentier. Quelle consolation, d’avoir diagnostiqué
que c’était d’une défaillance du cœur que son meilleur mulet était mort !
il devait aller au pré se chercher une autre monture, la seule utilisable, et qui
aurait eu besoin de quelque repos. Il n’y avait pas à hésiter. Il se débarrassa
de son fusil derrière un rocher et se lança dans la descente à grands pas.
Murrimuffa marchait aussi vite que son
corps sec habitué à ces efforts le lui permettait, avec comme souci de ne pas
perdre sa journée et surtout sous la menace de ne rien retrouver de son chargement
si quelqu’un passait sur le sentier en son absence. Autant dire qu’il était
pressé. Il avait dépassé à l’aller une escouade de voltigeurs corses qui
étaient lancés à la poursuite du bandit de Chialza, Vincentu Caramusa. Il
retrouva la petite troupe quasiment au même endroit, quelques kilomètres plus
loin. A son passage il y eut une sorte d’agitation, tôt réprimée, quelques
mimiques inquiètes, des rires sous cape tôt arrêtés et des haussements
d’épaules fatalistes. Les auxiliaires de gendarmerie étaient apparemment
désappointés par quelque incident. Murrimuffa ne vit rien de tout cela et
continua sa course sans s’arrêter, pressé par l’urgence. Il arriva bientôt à un
petit plat duquel on pouvait voir le toit rouge de sa maison. Son passage fit
s’envoler quelques oiseaux sans doute attirés par un peu d’orge tombée de l’un
des sacs au moment du chargement. Il passa le tournant, déboucha de derrière le
gros arbousier et s’avança vers les quatre pierres brutes qui faisaient
escalier et donnaient accès à la placette de la maison qu’il habitait avec sa
femme Maruzella. Un bruit insolite lui fit tourner la tête. Il eut le temps de
voir une silhouette plonger du coin de la maison dans le maquis, un homme jeune
vêtu de l’uniforme des voltigeurs avec des cadenettes blondes qui passaient de
dessous le bonnet règlementaire. Le visage austère du muletier se figea
soudainement. Murrimuffa s’était fait une gloire intime d’avoir détruit en lui
toute illusion. Et là il s’étonna que les pierres sèches du muret sur lequel il
s’était appuyé, l’arbre sous lequel il se trouvait, la terre et son herbe verte
et même le ciel serein lui parussent en ces instants comme hors du temps,
dénués de toute espèce de réalité, et que lui-même se figeat douloureusement
sur une espèce de faille de son être, être qu’il percevait pour une fois comme
inabouti, accroché à une antienne cinglante, ‘à quoi bon ? à quoi
bon ?’ Il donna un coup de poing dans une pierre, grimaça et lècha ses
jointures écorchées. ‘ A quoi bon ? à quoi bon ?’ et l’image d’un
joli voltigeur traversa son esprit pendant que l’oiseau qui venait de se poser
sur une branche au dessus de sa tête se lançait dans une trille. L’homme
chercha de la main la crosse de son fusil, la laissa retomber le long de sa
cuisse. Il se répéta ‘A quoi bon ?’ et à chacune des stances de cette
antienne Murrimuffa sentait son être s’emplir d’une amertume qui finit par
déborder en rage froide. Il ne savait quoi faire. Il se mit à fouiller dans ses poches pour en
sortir quelque objet d’usage quotidien, sa pipe, son cure-pipe, un canif, des
pièces de monnaie, mais aucune inspiration. Dans son dos la maison était
silencieuse au point qu’on ne pouvait dire si elle était habitée ou non. Il
leva la tête. Le soleil avait tourné dans le ciel. Il devait être dix heures au
moins. Il se leva de la pierre plate qui lui servait de siège et fit quelques
pas incertains vers la maison.
A le voir entrer comme il entrait, sans manifester
d’émotion particulière pourtant, mais précédé d’un regard lourd, la jeune et
jolie Maruzella sut. Elle s’avança vers son mari, risquant un sourire.
Croisement de regards, d’espoir peut-être. Quelque chose trompa sans doute la
jeune femme. Une détente dans le visage de son mari ? elle allait dire ‘ce n’est pas ce que tu crois…’ et elle se
tut. Murrimuffa n’eut pas grand effort à faire. Un regard lourd derechef, et la
belle se tut. Murrimuffa ne savait que dire. Il cherchait… des coups ?
c’était encore continuer… une engueulade ? c’était encourager. Son regard
errait sur le plancher.
Le dimanche
suivant le couple se rendit à la messe. Devant l’entrée de l’église il y avait
une assistance nombreuse qui attendait l’arrivée du curé, et, dans la foule, un
beau jeune homme blond à moustache cavalière et cadenettes à la mode de France
qui paradait avec deux de ses collègues également en uniforme. Indifférent aux
regards des curieux Murrimuffa tira brutalement sa jeune épouse par le bras
jusque devant le petit groupe de jeunes gens. Une mimique suffit à éloigner
ceux auxquels il n’avait pas à faire puis, main au pistolet qu’il portait à la
ceinture le muletier poussa la jeune femme devant le joli voltigeur.
- Tu me dois
quarante sous. Donne les moi !
Subjugué par
la violence de la demande le jeune homme plongea sa main dans sa poche et en
sortit une pièce en argent. Murrimuffa prit la pièce dans la main du jeune
homme et allait la glisser dans sa bourse mais Maruzella tenta de se dégager,
fit mine de protester. Alors l’homme arrêta son geste, présenta devant la
bouche de sa femme la pièce de monnaie ; et elle se tut. Ainsi, par la
suite, chaque fois qu’elle se préparait à parler il sortait la même pièce de
quarante sous de son gousset pour la lui présenter à deux doigts des lèvres. Et
la belle se taisait. Les jours passaient. Le silence imposé par le mari
détruisait le peu d’intimité qu’il pouvait y avoir entre les époux. Maruzella
avait accepté d’épouser le muletier poussée par la nécessité et pour Murrimuffa
l’amour n’était qu’un leurre que d’aucuns, pauvres niais, affichaient face à la
dureté de la vie. Tous deux savaient à quoi s’en tenir, sur la qualité de leurs
rapports et pourtant, ce silence scellé par cette pièce de quarante sous
exhibée à sa moindre tentative de dire le moindre mot détruisait la santé de la
jeune femme. Au fil des mois son joli visage se fana, son corps par le passé si
désirable s’étiola, elle ne tarda pas à tomber malade. Le médecin fut à
plusieurs reprises appelé. L’homme de l’art se déclara impuissant. En quelques
mois Maruzella fut réduite à la dernière extrémité. Ce fut au tour du curé de
venir. Il procéda à l’extrême onction, puis, cédant à il ne savait quel trouble
il s’éclipsa sans un mot, laissant les deux époux en tête à tête. Murrimuffa se
tenait au pied du lit de la mourante, visage toujours aussi amer. Il restait là,
debout, à regarder la jeune femme alitée. Un peu d’écume apparaissait à la
commissure des lèvres de la malade qui semblait même incapable d’accommoder son
regard. Elle respirait difficilement. La fin venait à grands pas. Au dernier
moment elle eut un geste de la main, à peine amorcé, pour demander à Murrimuffa
de s’approcher, esquissa un mouvement indécis des lèvres. Elle semblait vouloir
parler. L’homme s’approcha du lit, se pencha vers son épouse avec une grimace
amère et sortant de la poche de son gousset la pièce de quarante sous en argent
la présenta devant la bouche de la mourante. Maruzella tenta un dernier regard
vers celui qui avait été son époux et s’éteignit dans un soupir ténu. Alors
Murrimuffa glissa dans la bouche laissée ouverte par l’agonie la pièce de
quarante sous et referma la mâchoire qu’il assura au moyen d’un mouchoir noué
au dessus de la tête. Puis il alla vers la salle commune où attendaient les
femmes qui allaient procéder à la toilette du cadavre.
Jean Baptiste Lucchini
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