lundi 27 mai 2013

Quarante sous...

Nos paysans n’étaient pas plus tendres que les paysans d’un quelconque autre pays de partout et d’ailleurs. J’ai en réserve une histoire née en ces temps de dureté. Elle me vient de mon oncle Dominique Mattei. Lui-même l’avait recueillie je ne sais où. J’espère avoir le talent de vous faire apprécier cette douloureuse affaire.




Ce n’était pas normal. Le terrain était montueux mais égal. Murrimuffa raccourcit sa prise sur la bride et tira. C’était un geste assez doux. L’animal ne bougea pas. Murrimuffa tira plus fort, sans résultat. Ce n’était pas à un caprice du mulet, pattes raidies comme pour un refus. Fasgianu ne bougeait pas, l’œil devenu vague comme sous l’effet d’un songe. L’homme n’était pas patient. Il recula d’un pas et donna une série de coups de son bâton sur l’arrière train de la bête qui esquissa un mouvement. Murrimuffa pensa ‘il est un peu chargé… la montée est dure… mais quand même’ et il recommença à tirer énergiquement sur la bride, en évitant de gueuler, ce qui lui coûtait, mais il ne fallait surtout pas l’effrayer, l’animal. Et le mulet fit un pas, puis deux, trois, quatre, mais c’étaient des pas flageolants. Alors Murrimuffa se prit de colère et commença des encouragements divers, coups de pieds et gueulantes. Le mulet continua comme il avait commencé, chancelant puis s’arrêta derechef. Le muletier impatient donna encore quelques coups du bout pointu de son bâton sur le garrot de l’animal. Le mulet fit un pas, un deuxième, fléchit des pattes de devant et s’écroula. Inquiet l’homme se pencha, observa la langue sortie, raide, les spasmes sur le chanfrein, les masséters raidis, la bouche blanche d’écume, les yeux ouverts mais gagnés par un début d’opacité de mauvais aloi. Il dut se rendre à l’évidence. La pauvre bête était morte. Il pensa ‘morta du cori’ et lui se trouvait dans une situation inconfortable, avec sa charge sur le sentier. Quelle consolation, d’avoir diagnostiqué que c’était d’une défaillance du cœur que son meilleur mulet était mort ! il devait aller au pré se chercher une autre monture, la seule utilisable, et qui aurait eu besoin de quelque repos. Il n’y avait pas à hésiter. Il se débarrassa de son fusil derrière un rocher et se lança dans la descente à grands pas.
Murrimuffa marchait aussi vite que son corps sec habitué à ces efforts le lui permettait, avec comme souci de ne pas perdre sa journée et surtout sous la menace de ne rien retrouver de son chargement si quelqu’un passait sur le sentier en son absence. Autant dire qu’il était pressé. Il avait dépassé à l’aller une escouade de voltigeurs corses qui étaient lancés à la poursuite du bandit de Chialza, Vincentu Caramusa. Il retrouva la petite troupe quasiment au même endroit, quelques kilomètres plus loin. A son passage il y eut une sorte d’agitation, tôt réprimée, quelques mimiques inquiètes, des rires sous cape tôt arrêtés et des haussements d’épaules fatalistes. Les auxiliaires de gendarmerie étaient apparemment désappointés par quelque incident. Murrimuffa ne vit rien de tout cela et continua sa course sans s’arrêter, pressé par l’urgence. Il arriva bientôt à un petit plat duquel on pouvait voir le toit rouge de sa maison. Son passage fit s’envoler quelques oiseaux sans doute attirés par un peu d’orge tombée de l’un des sacs au moment du chargement. Il passa le tournant, déboucha de derrière le gros arbousier et s’avança vers les quatre pierres brutes qui faisaient escalier et donnaient accès à la placette de la maison qu’il habitait avec sa femme Maruzella. Un bruit insolite lui fit tourner la tête. Il eut le temps de voir une silhouette plonger du coin de la maison dans le maquis, un homme jeune vêtu de l’uniforme des voltigeurs avec des cadenettes blondes qui passaient de dessous le bonnet règlementaire. Le visage austère du muletier se figea soudainement. Murrimuffa s’était fait une gloire intime d’avoir détruit en lui toute illusion. Et là il s’étonna que les pierres sèches du muret sur lequel il s’était appuyé, l’arbre sous lequel il se trouvait, la terre et son herbe verte et même le ciel serein lui parussent en ces instants comme hors du temps, dénués de toute espèce de réalité, et que lui-même se figeat douloureusement sur une espèce de faille de son être, être qu’il percevait pour une fois comme inabouti, accroché à une antienne cinglante, ‘à quoi bon ? à quoi bon ?’ Il donna un coup de poing dans une pierre, grimaça et lècha ses jointures écorchées. ‘ A quoi bon ? à quoi bon ?’ et l’image d’un joli voltigeur traversa son esprit pendant que l’oiseau qui venait de se poser sur une branche au dessus de sa tête se lançait dans une trille. L’homme chercha de la main la crosse de son fusil, la laissa retomber le long de sa cuisse. Il se répéta ‘A quoi bon ?’ et à chacune des stances de cette antienne Murrimuffa sentait son être s’emplir d’une amertume qui finit par déborder en rage froide. Il ne savait quoi faire.  Il se mit à fouiller dans ses poches pour en sortir quelque objet d’usage quotidien, sa pipe, son cure-pipe, un canif, des pièces de monnaie, mais aucune inspiration. Dans son dos la maison était silencieuse au point qu’on ne pouvait dire si elle était habitée ou non. Il leva la tête. Le soleil avait tourné dans le ciel. Il devait être dix heures au moins. Il se leva de la pierre plate qui lui servait de siège et fit quelques pas incertains vers la maison.

A le voir entrer comme il entrait, sans manifester d’émotion particulière pourtant, mais précédé d’un regard lourd, la jeune et jolie Maruzella sut. Elle s’avança vers son mari, risquant un sourire. Croisement de regards, d’espoir peut-être. Quelque chose trompa sans doute la jeune femme. Une détente dans le visage de son mari ? elle allait dire  ‘ce n’est pas ce que tu crois…’ et elle se tut. Murrimuffa n’eut pas grand effort à faire. Un regard lourd derechef, et la belle se tut. Murrimuffa ne savait que dire. Il cherchait… des coups ? c’était encore continuer… une engueulade ? c’était encourager. Son regard errait sur le plancher.

Le dimanche suivant le couple se rendit à la messe. Devant l’entrée de l’église il y avait une assistance nombreuse qui attendait l’arrivée du curé, et, dans la foule, un beau jeune homme blond à moustache cavalière et cadenettes à la mode de France qui paradait avec deux de ses collègues également en uniforme. Indifférent aux regards des curieux Murrimuffa tira brutalement sa jeune épouse par le bras jusque devant le petit groupe de jeunes gens. Une mimique suffit à éloigner ceux auxquels il n’avait pas à faire puis, main au pistolet qu’il portait à la ceinture le muletier poussa la jeune femme devant le joli voltigeur.
- Tu me dois quarante sous. Donne les moi !
Subjugué par la violence de la demande le jeune homme plongea sa main dans sa poche et en sortit une pièce en argent. Murrimuffa prit la pièce dans la main du jeune homme et allait la glisser dans sa bourse mais Maruzella tenta de se dégager, fit mine de protester. Alors l’homme arrêta son geste, présenta devant la bouche de sa femme la pièce de monnaie ; et elle se tut. Ainsi, par la suite, chaque fois qu’elle se préparait à parler il sortait la même pièce de quarante sous de son gousset pour la lui présenter à deux doigts des lèvres. Et la belle se taisait. Les jours passaient. Le silence imposé par le mari détruisait le peu d’intimité qu’il pouvait y avoir entre les époux. Maruzella avait accepté d’épouser le muletier poussée par la nécessité et pour Murrimuffa l’amour n’était qu’un leurre que d’aucuns, pauvres niais, affichaient face à la dureté de la vie. Tous deux savaient à quoi s’en tenir, sur la qualité de leurs rapports et pourtant, ce silence scellé par cette pièce de quarante sous exhibée à sa moindre tentative de dire le moindre mot détruisait la santé de la jeune femme. Au fil des mois son joli visage se fana, son corps par le passé si désirable s’étiola, elle ne tarda pas à tomber malade. Le médecin fut à plusieurs reprises appelé. L’homme de l’art se déclara impuissant. En quelques mois Maruzella fut réduite à la dernière extrémité. Ce fut au tour du curé de venir. Il procéda à l’extrême onction, puis, cédant à il ne savait quel trouble il s’éclipsa sans un mot, laissant les deux époux en tête à tête. Murrimuffa se tenait au pied du lit de la mourante, visage toujours aussi amer. Il restait là, debout, à regarder la jeune femme alitée. Un peu d’écume apparaissait à la commissure des lèvres de la malade qui semblait même incapable d’accommoder son regard. Elle respirait difficilement. La fin venait à grands pas. Au dernier moment elle eut un geste de la main, à peine amorcé, pour demander à Murrimuffa de s’approcher, esquissa un mouvement indécis des lèvres. Elle semblait vouloir parler. L’homme s’approcha du lit, se pencha vers son épouse avec une grimace amère et sortant de la poche de son gousset la pièce de quarante sous en argent la présenta devant la bouche de la mourante. Maruzella tenta un dernier regard vers celui qui avait été son époux et s’éteignit dans un soupir ténu. Alors Murrimuffa glissa dans la bouche laissée ouverte par l’agonie la pièce de quarante sous et referma la mâchoire qu’il assura au moyen d’un mouchoir noué au dessus de la tête. Puis il alla vers la salle commune où attendaient les femmes qui allaient procéder à la toilette du cadavre.


Autant que partout ailleurs les paysans corses pouvaient enclore dans un surnom une destinée. En témoigne ce Murrimuffa, à la sonorité ingrate qui est composé de murru… museau et de muffa… rictus de mécontentement. J’ai crainte de laisser l’impression que, suite à ces quelques récits qui auraient inspiré un Barbey d’Aurevilly la lectrice ou le lecteur ne restent en mauvaise opinion de mon pays et de ses gens. Il est vrai que des histoires aussi cruelles, il y en a dans nos campagnes corses de quoi alimenter un possible florilège de contes cruels. N’est pas Maupassant qui veut.
Jean Baptiste Lucchini

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