MARZU CATARZU
Dès son réveil -les yeux irrités par un
afflux de gouttes de sueur infiltrées entre les paupières- de vagues souvenirs affluèrent à
son esprit ; branches d’arbres croulant sous la neige, sons assourdis sur
les pentes blanches, odeurs de fumées enrichies de fragrances de charcuterie
grillée, autant d’évocations de ses sens qui lui arrachèrent un soupir ; quelque
part un regret, peut être même un sentiment de culpabilité. La moiteur de son
corps sous son pilonu n’arrangea rien. Il s’ébroua, se redressa sur sa couche. Il
ne comprit pas immédiatement la signification de la gaie rumeur qui bruissait
dans la campagne mais l’inquiétude qui l’avait saisi dès son réveil se mua en
irritation. Ebloui par un rayon de soleil il porta une main gercée en écran au
dessus de ses yeux. Des yeux gris qui parcoururent la campagne débarrassée de
sa houppelande hivernale. Des yeux éblouis de lumière qui s’agrandirent
démesurément devant le spectacle de la manifestation brutale de l’outrage. Dans un ciel d’azur des nuages
légers jouaient à saute-mouton par-dessus les arêtes montagneuses. Ça pépiait
dans les branchages bourgeonnants, les poules parcouraient les prés avec à leur
suite des couvées piaillantes et les
chattes alanguies se roulaient dans les touffes d’armoise. Pis ! L’herbe
naissante était couverte de hardes, matelas, couvertures et piloni que des
ménagères impudentes avaient mis à aérer. Tout ce remue-ménage et cette
profusion de vie l’indisposaient. Il fourragea de ses doigts gourds ses
sourcils broussailleux pour en faire tomber trois flocons, presque fondus.
Alors il voulut faire entendre qu’il n’était pas content. Il ne réussit à
émettre qu’une espèce de jappement aigre qui mit en joie tant de portées de
chiots qui s’éparpillèrent dans le maquis et intrigua des douzaines de
porcelets, groins en l’air. Sa poitrine grondait d’une rage qu’il ne pouvait
communiquer. De par-dessus les crêtes, les yeux embués de colère, il recensait,
impuissant, le moindre manquement à sa majesté non encore officiellement
éteinte. C’est alors qu’il aperçut quelque chose qui lui sembla l’affront
ultime.
Là bas, tout en bas, dans un vallon inondé de soleil, un berger était en train de tondre ses moutons. Comme s’il était temps de tondre. Non mais ! il allait comprendre sa douleur, celui là ! il rajusta son pilonu et fit les deux pas qui le séparaient d’une maison riante dans la verdure, foisonnante de riens plaisants éparpillés de ci de là.
- Comment… tu es toujours là… je te croyais
parti depuis deux semaines.
Le visiteur ravala sa bile. Il n’avait
pas fini de faire rire. Mais il venait quémander une rallonge, alors ce n’était
pas le moment de faire de caprice. Le propriétaire des lieux lui adressa un
grand sourire.
- Mais assieds toi, nous ferons ensemble
spuntinu. Et dis moi le bon vent qui t’amène… et enlève ton pilonu.
- Excuse moi. Je ne veux pas t’offenser.
Je suis très pressé.
- Eehh… prends les choses en patience…
- Et comment je peux prendre les choses
en patience… tu as vu… fais confiance aux gens toi et tu verras… regarde, on
est le trente et un et vois ce qui se passe
- Qu’est ce qui se passe de si
grave ?
- Qu’est ce qui se passe… qu’est ce qui
se passe… tu ne vois rien, ma parole, tu es aveugle… on est le trente et un et
il y a déjà un berger qui tond ses moutons… voilà ce qui se passe… alors je
suis venu te demander de me prêter trois jours.
L’autre eut du mal à ne pas s’étouffer
avec sa gorgée de vin. Il prit soudain la tête de celui qui ne se voit pas
créancier. D’un autre coté il ne voulait pour rien au monde se fâcher avec un
voisin aussi vindicatif. Il savait ce qui
était arrivé au voisin précédent, lequel avait laissé quelques plumes
dans la querelle et épuisait sa patience avec un règlement compliqué à quatre
ans pour un solde improbable. Cela incline à la prudence. Alors, après un long
moment de réflexion Avril finit par dire, cherchant le regard de son compère…
lequel évitait soigneusement.
- Tu as raison. Nous devons nous faire
respecter.
Une expression particulière saisie sur
le visage de son compère, tôt arrivée tôt disparue… avidité, malice, dissimulation ?
lui donna à penser « meffi… il y a anguille sous roche »
- Alors prête moi trois jours.
Avril réfléchit intensément.
- Tu ne veux pas me les prêter, c’est
ça ?
- Bien sûr que je vais te les prêter,
ces trois jours, mais pas le premier du mois… les trois qui suivent.
- Pourquoi pas le premier ? qu’est
ce que ça veut dire ?
- Ça veut dire que le premier fera
barrière et que je n’aurais pas à disputer du tien et du mien l’an prochain à
la même date. Disant cela Avril souriait, content de son astuce, et de voir le
nez de son acolyte qui s’allongeait. Alors il se félicita de sa
prudence et ainsi l’arrangement fut conclu.
Le lendemain donc Avril tint toutes les
promesses des jours précédents. Tout souriait dans la nature, et le gazouillis
des poissons dans les algues répondait au chant des oiseaux dans les ramures. Quelque part, au fond d’une vallée, dans son
caseddu, un berger se félicitait d’avoir pris de l’avance sur la tonte de ses
moutons et escomptait tirer un bon prix de sa laine. Pendant ce temps notre
héros sourcilleux se mitonnait une vengeance qui ferait date. Muni du
sauf-conduit délivré par Avril il animait les moindres courants d’air, rappelait
de par-dessus les crêtes d’infimes nuages vaporeux, assemblait les plus légères
brumes pour tout accumuler en ouragans prometteurs de dégâts. Puis vint le surlendemain.
Ce fut ce jour là le premier jour de la
colère de Mars, qui, soulevant son pilonu laissa tomber sur la nature
inconséquente tout ce qu’il avait amassé comme eau, et disent encore les
paysans de par ici ‘é ci n’éra sutt’o capotu’. Il y en
avait, sous la capote. Cela dura les trois jours prêtés, au grand dam des
écervelées qui couraient après leur linge de maison éparpillé par la bourrasque,
des oiselets qui regagnaient leurs nids à tire d’aile et d’un berger qui
pleurait sur son troupeau malade. Nous arrêterons là cette triste histoire qui
est à juste titre consignée dans les archives mentales des naturels du coin.
Disons seulement que, pour ces trois jours
prêtés, qu’ils appellent ‘i trè
pristaticci’ et les résultats du courroux de Mars les gens de ces montagnes
ne font plus crédit à Avril, si gentil
mais si imprévisible mois. Et leur méfiance s’est étendue jusqu’à Mai
puisqu’ils professent depuis cette affaire ‘Per magghiu e per magghionu un
caccia u to pilonu’ ainsi ne vous
étonnez pas de croiser pendant tout le long mois de Mai, en montagne, tant de
bergers soigneusement enveloppés dans leur pilonu.
Cette histoire je la dois à mon oncle Pierre
–Petru Santu- dont j’avais surpris un jour le goût pour les fables paysannes.
Il me l’a racontée debout sur le chemin, alors que nous descendions en devisant
vers le studio qu’il s’était fait construire, sur le lieu de la cantine où il a
passé tant de journées à surveiller son vin.
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