Audjè/Munacia
Aullène/Monaccia
La plage blanche
Les panorama de chacun des villages jumeaux de
Munacia d'Aullène et d'Aullène –le premier en bord de mer, le second sur les
flancs de l'Incudine- offrent au promeneur inattentif une illusion de
quasi-virginité naturelle commodément taxée de 'sauvagerie'. Pourtant, dans ces
deux lieux, a vécu, alternativement, au gré de la double transhumance, une
population abondante et laborieuse qui a modelé ces paysages. Témoignent de cet
ancien mode de vie, à Munacia, des restes des sillons signalés par les touffes
de vesces, l’olivier envahi par le sauvageon ou le lentisque élevé pour servir
d’abri au soleil et au vent ; à Aullène, des châtaigniers malades et une
douzaine de jardinets, en culture l'été, éparpillés dans le maquis montagnard.
Autant dire un sentiment d'abandon propre à donner corps à tous les stéréotypes
et pour les plus ouverts des visiteurs une page blanche offerte à tous les
besoins d’étrangeté. Tout un chacun est facilement enclin à inscrire, dans ces
lieux, de son propre imaginaire, avec comme corollaire les conséquences sur
l'identité originelle des populations locales. La population corse n'est pas
passée en vingt ans, sans raison, d'un patriotisme français en apparence
inébranlable à cette attitude marquée de désarroi perplexe et de circonspection
fragile. Il y a ainsi une conscience profonde de faire partie d'un peuple à
l'identité fortement marquée et une vulnérabilité évidente dont les racines
sont à découvrir.
Il aurait peut-être fallu, pendant ces heures
tragiques, donner quelque peu de la voix pour ne pas laisser tout le champ
identitaire ouvert, ce champ que je ne peux mieux définir que comme une page blanche. Est-il trop tard pour bien
dire ? Le pouvoir au bout du stylo ! on en rêverait, d'une parole
indélébile qui tienne perpétuellement la raison en éveil. Mais comment
procéder à une réappropriation concrète de ce qui relève d'un imaginaire
tourmenté par les évènements ? comment remplir ce vide ?
Je proposerais pour ma part de commencer par un
peu d'histoire, autant pour établir des repères temporels que pour faire
apparaître les points essentiels du substrat social et identitaire des corses.
Quelques données de
départ
On rappelle généralement la présence de Gènes en
Corse à partir du 13ème
siècle sans mesurer ce que la Superbe République, par une politique strictement
fiscale et de très compréhensible opposition à toute tentative féodale, a
permis de conserver –voire de renforcer - de traits des anciennes sociétés
tribales et gentilices qui habitaient l'île. Je ne sais de quel moment date le relais
des communautés piévanes et villageoises aux tribus et 'gens'1 de
l'origine. Quoiqu'il en soit le plus simple pour Gênes c'était encore
d'utiliser, en le contrôlant, ce mode de fonctionnement. Il en fut ainsi de
l'ancienne propriété collective du sol, des assemblées des communautés
villageoises -l'arringu2- ou
même de l'explosion criminelle tout au long l'occupation génoise, de la
justice gentilice, la vendetta.
Ce système a fonctionné jusqu'au milieu du 17ème
siècle. C'est le moment où la Superbe, engluée dans une vision strictement
banquière et fiscale, perd de sa puissance. La conjonction des progrès de l'agriculture et des besoins
monétaires urgents pousse Gènes à promouvoir une agriculture plus rentable que
l'activité jusque là à dominante pastorale. Cela ne peut se faire sans dégâts.
La mise en place de la nouvelle économie –basée sur la plantation massive des
'cinq arbres', vigne, châtaigner, olivier, noyer, figuier- nécessite la
constitution d'exploitations foncières privées.
Le lecteur peut imaginer l'impact de ce brutal
revirement. Les populations montagnardes, qui vivaient sur un mode pastoral
dominant, sont privées de terrains de pacage et de leurs droits de passage. De
tout cela résulta une agitation qui affecta l'île dans sa quasi-totalité. Dans
l'extrême sud en particulier les populations de la Rocca et d'Alta-Rocca
descendirent occuper les plaines de bord de mer, sous Cagna, sur lesquelles
elles considéraient de tous temps avoir
des droits et qui constituaient leurs lieux de pacage d'hiver. La
réappropriation de ces terrains, donnés en fermage par Bonifacio, avec
l'autorisation de Gènes, à une population d'agriculteurs fut très violente. Les
conflits éclatèrent sous toutes les formes, impliquant les communautés et les
familles. Cela favorisa la transformation de la vendetta, toujours vivace dans
les communautés villageoises, en banditisme {mais non en phénomène mafieux, il
faut le souligner).
Mais avant tout il convient de préciser quelques
notions que le langage courant à plus ou moins faussées.
1
'Gens', tribu :
e
reprends les définitions de Morgan et Engels. La tribu est une population de
même langue et coutumes organisée en 'gens' (ou clan). La tribu, telle que
définie par Morgan dans son étude de la société iroquoise, est propriétaire du
territoire dans lequel elle est installée ; chacune des gens en exploite
sa part. Les décisions se prennent au niveau tribu par délégation de l'autorité
de chaque conseil de la gens. Dans la gens originelle parenté et héritage se
transmettent par la voie maternelle, la femme choisit son compagnon à
l'extérieur de sa gens, a autorité sur les enfants et est libre de rompre
l'union à volonté. La gens et la tribu se dilueront au passage à une société
pastorale dans la famille patriarcale, cellule de constitution du patrimoine
dont les femmes font partie puis à la famille souche mais quelques pratiques
essentielles seront encore vivantes et la collectivité villageoise en sera l’héritère.
Gènes, pour assoir son pouvoir, unité territoriale administrative rassemblant
plusieurs communautés villageoises.
2 L'arringhu est une relique de la société gentilice de forme et statut proche du dhing
nordique. Cette assemblée regroupe tous chefs de familles, hommes, et femmes
dans le cas où le mari fait défaut. Elle
affecte l'exploitation des terres de la communauté aux familles et
désigne la moitié qui reste à la collectivité. Elle règle les conflits et a un
rôle administratif pour passer les
contrats avec des prestataires de services (médecin, forgeron, pédagogue,
etc….). J’avais eu vent de cette forme sociale antique et de son
fonctionnement. De longues discussions avec Angelin di Beraldina ont confirmé
et précisé ce que je savais par ailleurs.
La vendetta est la forme de justice gentilice. Au moyen âge certaines sociétés
nordiques mêlaient la justice féodale et le droit coutumier. En deux mots, le seigneur pendait
le meurtrier en vertu de son droit de haute justice et la 'famille' recevait
une compensation -le 'droit du sang'- en reconnaissance de son antique pouvoir.
NB :Sur
la question de la justice génoise, pendant la période de déstabilisation de la
vieille société, il était possible d'acheter, au sens strict, le droit d'assassiner.
Le
niuminiulu est ce nom qui, souvent né d'un
surnom, circule par la lignée mâle généralement. Mieux que le nom d'état-civil
il permet de positionner un individu dans la communauté villageoise ; les
anciens étaient capables de détailler le maquis des parentèles (et donc des
devoirs et des droits) pour chaque membre. Le niumignulu tient à la fois du
'cognonem' romain et du nom nobiliaire attaché au majorat dans les familles
féodales. Plus tard la famille patriarcale originelle dérivera en famille souche,
d'inspiration chrétienne ;elle comprend le père, la mère, le fils aîné,
son épouse et les enfants. Elle fonde le droit d'aînesse, voit s'instaurer le
renversement du régime dotal et pousse les puînés à se faire avenir et nom
ailleurs. Pour mémoire, les romains –les patriciens du moins- disposaient de
trois noms. Le nom gentilice hérité de leur gens d'origine, qui marque la
filiation de la famille et le prénom personnel. C'est un ancêtre qui est à
l'origine du cognonem.
Tout ce mouvement de réorganisation sociale devait ultérieurement conduire
à la révolution et à l'indépendance. Pour autant, au moment de l'arrivée de
Pascal Paoli, le mouvement n'était pas arrivé à son terme. La forme foncière
collective persistait dans nombre d'endroits et là où la parcellisation avait
eu lieu elle s'était réalisée le plus souvent sous forme de propriétés de
grande taille. Tout le monde ne pouvait en être satisfait. Notons que le
document de partage des propriétés d'Aullène à Aullène et Munacia (1830)
mentionne que déjà à Aullène une partie des terres étaient propriétés
privées ; elles correspondent à la partie sud de la vallée du Chiuvonu, la plus largement plantée
en châtaigners.
Il est plausible de penser que c'est de ce moment que date, sinon
l'éclosion, du moins le développement d'une classe de propriétaires terriens.
Ces 'sgio' développeront un système fragile de clientèles familiales qu'un
journaliste désignera un jour du nom de 'clan'. Cette classe sera conduite par
un soutien sans faille à ses intérêts. Dans ses efforts, Paoli aura à connaître
de l'opportunisme et de l'égoïsme de ces sgio.
Malheureusement pour l'avenir, celui qui pour les corses reste le 'père
de la Patrie', n'a pas eu le temps de régler les grandes questions des
équipements publics et de la réforme foncière.
L'invasion française allait mettre brutalement fin
aux espoirs vacillants de progrès économique, politique et social en Corse. Les
féodaux de Louis XV n'eurent d'autres objectifs que de se faire attribuer par
Versailles des domaines seigneuriaux réservés à des familles continentales
nobles ou à des familles corses anoblies, avec d'autant plus de facilité que
les restes de propriété collective étaient conséquents. Ce fut une politique
d'exactions féroces qui explique la diversité des structures sociales entre
divers villages actuels, par exemple Levie, Serra ou Zonza.. J'y vois là le
principe du sentiment de frustration qui, accompagné d'une conscience de déperdition culturelle, donne
ce caractère spécifique initial de l'identité française du corse où dans un
double mouvement se manifeste un attachement fort à la grande patrie et,
quelque part, du mal à se trouver français. Une contradiction avec laquelle des
générations ont survécu. Si peux me
permettre une digression, je dirais, sans vouloir parler pour les bretons, les
basques, voire les franc-comtois ou les alsaciens, que je serai étonné que ce phénomène soit réservé aux corses.
La Révolution arriva sur ces entrefaites mais la
classe bourgeoise continentale –autant que celle commençant à se constituer dans l'île- n'avait pas d'autres
appétits ni ambitions pour la Corse que
de s'y constituer des domaines fonciers. S'ajoutèrent à ces projets mesquins
surlignés par des discours dithyrambique –dans une population qui n'avait pas
eu le temps de se forger cette identité française marquée par le mouvement des
idées du siècle des lumières- toutes les incompréhensions véhiculées par la
révolution. De là le refus de la révolution et le recours à l'Angleterre et la
constitution du Royaume Anglo-corse.
Nouvelle déception ! les autorités anglaises
ramenèrent dans leurs bagages les exilés qui n'avaient d'autres préoccupations
que de récupérer leurs soi-disant domaines. Donc retour à la case départ.
Napoléon fit pire. Obsédé par la conscription militaire il en confia la
responsabilité au général Morand, lequel mena sa mission avec une férocité
exemplaire. Par contre la question
foncière fut laissée en l'état et aucune politique de développement ne fut mise
en œuvre.
Très curieusement une embellie se fait sous la
première restauration. L'ancien système villageois, perturbé dans les époques
antérieures et confronté à l'exercice stabilisateur du pouvoir central ne
fonctionnait quasiment plus. Il fallait d'urgence parcelliser les domaines des
communes naissantes. Ce qui fut fait à la fin ultime de la première
restauration pour les territoires de la commune d'Aullène à Aullène et dans ce
que l'on appelait encore à l'époque 'a Munacia' : la Munacia. Je vois dans
la qualité de l'opération, exécutée par les populations d'Alta Rocca, avec discernement
et responsabilité, une manifestation de l'esprit qui conduisait les
délibérations et décisions de l'arringhu. Par la suite la commune de Monacia
fut formée en 1864, sous Napoléon III, lequel continua l'effort d'équipements
publics entrepris sous Louis Philippe. De ce moment se dessine pour les corses
une base d'identité française. J’estime qu'elle se présente à peu près comme
l'avers de l'identité française continentale ; un négatif en quelque
sorte.
C'est avec les conquêtes coloniales que les corses
constitueront le plus clair de leur attachement à la France. Non sans une
lucidité amère envers le sous-développement maintenu par la troisième
République, plus soucieuse de tirer de l'île –comme, entre autres, de la
Bretagne- des effectifs pour l'exploitation de l'empire colonial. Cela
constitua un avatar supplémentaire de la politique continentale. Défini sur des bases fragiles l'attachement à
la France est pourtant réel. L'histoire en témoigne. Le sacrifice consenti pour
la première guerre mondiale par la population de l'île - rapport des
disparus relativement aux contingents engagés- a été nettement supérieur à la
moyenne nationale. Je crois fermement que par quelque contradiction dont
l’Histoire est fertile que c’est là que l’attachement définitif se fait ;
en gros, les corses ont payé le droit d’entrée, de la même façon que les noirs
américains ont payé leur appartenance après la deuxième guerre mondiale.
Le sentiment s’est renforcé au point que, pendant l'occupation
italienne la politique d'annexion de Mussolini jettera toute la Corse dans la
résistance. Maurice Choury -"Tous bandits d'honneur"- annonce plus de 120 morts du coté des
résistants –pour 30 du coté des troupes alliées engagées- dans les combats de
la libération. Une réflexion : est ce de ce temps que les corses sont
définitivement attentifs à la moindre expression de l'irrédentisme
italien ?
Après la seconde guerre l'empire colonial
s'écroule, entraînant dans sa chute la part essentielle de l'identité française
des corses. La conscience toujours présente d'avoir été dupés s'exacerbe avec
l'arrivée des 'pieds noirs' auxquels le pouvoir de l'époque donne priorité pour
la répartition des terres et de l'eau. Tout était en place pour la dérive
nationaliste. Cela se conjugue avec un malencontreux 'succès' de l'île, avec
son bord de mer et ses paysages de montagnes somptueux, comme paradis de
résidences estivales et de tourisme. La question foncière toujours présente
était relancée, avec comme accélérateurs une réserve de terrains conséquente et,
en supplément, dans un bassin méditerranéen singulièrement déficient dans le
domaine, de l'eau en quantité. Tout était en place pour les convoitises qui
n'allaient pas tarder à se manifester. C'est là le lieu où se développeront
toutes les manipulations engageant autour des 'professionnels' ceux qui se
définiront comme nationalistes, organisés en clans mouvants, et une mafia –on
peut maintenant le dire ainsi- issue du gangstérisme originaire de l'île.
Voilà l'histoire qui donne des indications
concrètes sur ce que j'appelle la 'page blanche'. Point si blanche cette
page, on pourra le constater, mais suffisamment différente du paysage rural et
mental organisé par la féodalité dominante sur le continent depuis le 10ème
siècle jusqu'à la fin du 18ème
pour introduire chez le visiteur un sentiment d'étrangeté. Cette
première conclusion me conduit tout droit à examiner ce qu'il en est pour mes
deux villages d'Aullène et de Munacia.
La loi de l'illustration par les exemples d'autres
lieux
Il semble malheureusement que la proximité des
choses n'en favorise pas l'examen. J'ai longtemps fait avec des bribes de
savoir qui ne répondaient à aucune des questions que je me posais. Pire ;
je me satisfaisais d'avoir entendu dire que les aullènois avaient livré bataille
pour des parcelles de terrains, que la première installation permanente à
Munacia s'est faite dans une relative clandestinité (il y a eu un moment où le
rapport de force entre Bonifacio et l’Alta Rocca étant insuffisamment
favorable, les maisons nouvelles étaient couvertes de paille coté mer, la
couverture en tuiles ouvrant seule des droits) que le partage foncier était
tout récent. Je ne dirai rien sur ma
motivation du moment pour poursuivre. Il a fallu les évènements des
années 80 et 90 pour me conduire à tenter une exploration des sources de ma
propre identité. L'insuffisance des résultats initiaux m'a poussé à une méthode
de contre-exemple. J'ai bien sûr beaucoup lu. Lu et relu Engels et Morgan pour
le fonctionnement des sociétés tribales, Rovère et Casanova pour une analyse
pertinente et parfois contestable de la société corse sous Pascal Paoli,
Caratini pour un synopsis historique qui sur des points importants -constat de
la politique anti-féodale de Gènes en particulier- ouvre des perspectives,
Léoni pour son choix perspicace des éléments et évuènements significatifs. Cela
m'a permis de fixer quelques idées fortes.
Par ailleurs je me suis rendu compte que d'autres
'pays' du continent ou de sociétés d’ailleurs poussaient à s'interroger. Parmi
d'autres exemples :
- la forte prégnance dans le paysage de
l'imaginaire bourguignon de la féodalité,
- l'adéquation à la tradition patriarcale de
l'architecture des maisons traditionnelles de la Bresse,
- la permanence jusqu'à une date récente de la
vendetta dans quelques sociétés d'Afrique du nord, des parallèles plausibles
entre la société navajo et la corse,
- l'extrême relativité d'un caractère
méditerranéen, à comparer le rôle des
diverses mafia du sud de l'Italie et la Sicile et leur totale absence dans d'autres
régions… autant de biais pour aborder une réalité toujours prête à se diluer
dans les combles de la subjectivité
- le caractère 'français' d'autres régions –la
Vendée, Dauphiné, Franche-Comté, Languedoc, Cévennes...
J'ai discuté avec d'autres corses habitant
d'autres villages, des différences 'urbanistiques', architecturale, très
nettement décelables. J'ai interrogé sur les 'niuminiuli', le vocabulaire, les
techniques agricoles.
Tout cela m'a permis d'avancer l'idée, en
comparant avec d'autres régions autrement marquées dans leurs paysages ruraux,
urbains, voire mentaux, combien la Corse devait à cette absence de la
féodalité. Il est par exemple évident que le moins lucide des seigneurs féodaux
aurait pour des raisons strictement stratégiques tranché dans la tradition et
mis fin à la vendetta, marqué son paysage de monuments représentatifs de sa
puissance, laissé quelques reliques toponymiques. A contrario, dans ces deux
territoires d'Aullène et de Munacia, peu de vestiges. A Aullène, quelques pierres alignées sur le
flanc sud de Punta Addarata –restes, pour certains, d'un château détruit -, une
histoire de cloches de l'église d'Aullène cachées par les populations locales à
l'occasion d'une incursion mauresque -quelques gamins du village se souviennent
d'un jeu où en se déplaçant vivement sur une grosse pierre du Campanagghiu on
obtenait un son argentin. A Munacia les fondations de santa Monica et la maison
qui aurait servi aux moines, une légende à propos d'un seigneur allemand qui
voulait faire valoir un droit de cuissage et son meurtre par un ingénieux
berger très amoureux de sa promise. Rien de plus ! le blanc! Pire ;
il y n'y a aucune mémoire de ce que pouvaient représenter ces restes insignes.
Autant la moindre ruine d'un village bourguignon est répertoriée et n'a rien
perdu de sa signification, autant l'équivalent corse est hors de mémoire. Qui a
construit les hameaux du Maracunceddu et de la Pitrosa ? qui a muré la
quarantaine de grottes sur les crêtes du Castellu ? quand ? pour quel
usage ? personne ne peut le dire. En comparaison, datant du 10ème
siècle la grotte de Saint Romain près de Beaune livre encore des indications
précieuses sur l'histoire du lieu et les conditions d'émergence d'une caste de
seigneurs locaux qui liquidera ce qui pouvait demeurer d'interprétations
ethniques –francs nobles et gaulois serfs. Il faut donc s'essayer à réinsérer
ces vestiges d'une vie passée dans ce que l'on sait de l'histoire pour leur
donner une hypothétique signification.
Le passé d'Aullène et de
Munacia
Aullène
Le nom du
village de montagne est marqué d'une dérive linguistique séculaire. Un jour mon
père m’a dit « et toi tu crois savoir parler le corse et tu ne sais même
pas comment se prononce le nom de ton village ». j’étais bien sûr très
vexé. Mais j’ai appris de longtemps à écouter. Donc, du temps de la génération
de mon père, on ne disait pas Auddè,
comme je le pensais, mais Audjè, avec l’accent tonique sur le ‘u’ comme
antépénultième syllabe, puisque en corse le mot a trois syllabes, donc A-u-djè.
La plus ancienne
appellation était probablement proche d’Augdè (figurant dans des documents
retrouvés à l’église) et formé, comme Agde, Aix… à partir du radical acqua,
eau. On notera que la prononciation du nord –Aullè- liquide totalement quelque
relique radicale que ce soit. C'est pourtant là que se formerait l'appellation
française 'Aullène'. Celle ci produit un phénomène linguistique. Dans Augdè ou
Audjè l'accent tonique, on l’a noté’ se place sur la deuxième syllabe La
dénomination française introduit un faux accent tonique sur la dernière syllabe
(le français n'en compte que deux ) le 'lè' qui introduit la forme actuelle
Auddè avec un 'dè' dur . Au passage un phonème particulier que je ne sais
comment placer en phonétique 'dj' est supprimé. C'est un son doux avec une
inflexion mouillée. Pour mémoire on évoquera une racine grecque ancienne qui
évoquerait un carrefour, ce qui correspond à la topographie accidentée de
l'Alta Rocca ou à l’arabe ‘ud’, cheval.
Le site, riche
en sources, est constitué par la longue vallée encaissée d'une rivière au nom qui a évolué. Le Rizzanèse, le Scopamène, maintenant
et suite à l'enquête de l'IGN, source d’erreurs si l’on en croit le regretté
Angelin di Beraldina, le Chiuvonu. Par ailleurs
Aullène exploite la petite partie nord du plateau du Cuscionu. C'est la
plus mauvaise part du territoire de l'Alta Rocca. Seule la position de passage
obligatoire justifie le relatif succès économique de la communauté. La foire
d'Aullène venait juste après la Santa du Niolu par l'affluence, le 'volume des
affaires' et plus tard la fête et son cortège de manifestations populaires
(bal, tournoi de foot, courses, jeux d'argent). Je me souviens précisément que
dans la maison de l’Andriacciu que nous habitions à l’époque, la famille tenait
tripot de poker.
Aullène,
premier temps.
L'activité économique était sans
doute, avant les grands chamboulements, essentiellement pastorale. Ces gens
élevaient porcs et vaches pour la
viande, bœufs pour la charrue, brebis et chèvres pour le fromage, le lait et le
brocciu. Ajoutons les chevaux, ânes et mulets pour les transports. L'impulsion
générée par la foire permettait sans doute d'arracher la vie villageoise à la
simple autarcie. C'était néanmoins une économie de subsistance quasiment
absolue. Les céréales étaient produites en quantité à peine suffisante par la
technique éreintante du 'debbiu' ; les jardins et vergers permettaient de
compléter les ressources alimentaires, la chasse et la pêche d'apporter un
supplément bienvenu en protéines. L'espace était ouvert, en relation avec le
caractère collectif de la propriété, l'habitat initial dispersé était constitué
de maisonnettes rudimentaires, les 'caseddi'. L'église du 14ème
siècle se trouvait au centre le plus accessible où se forma certainement le premier
hameau d'Arghjola.
A la mauvaise
saison les troupeaux de bovins des aullènois pacageaient en bord de mer, sur le
territoire de la Munacia. J’imagine que les bêtes étaient confiées à des
bergers, jeunes gens originaires de la communauté. Il est également possible
que des bergers d’ovins d'autres régions aient loué des droits de pacage à la
collectivité villageoise ou que des propriétaires terriens aient été
propriétaires de troupeaux d’ovins confiés à des bergers professionnels. Ceux
des pastori qui louaient des terres transhumaient l'hiver dans d'autres lieux
(Bonifacio ou l’Istria), si l'on s'en réfère à ce qui se passait et dont ceux
de mon âge ont été témoins.
J’imagine que
les troupeaux de bovins –élevage noble par excellence et chaque famille se
devait par prestige d’en avoir un- étaient confiés pour l’hiver aux jeunes gens
de la communauté villageoise. On ne sait comment vivaient les bergers aullènois
dans leur résidence d'hiver. Est ce de ce moment qu'ils murèrent en pierre bien
taillées les surplombs rocheux -de la Pitrosa entre autres- pour s'y constituer
des abris à caractère troglodyte, 'i sapari'. En tout cas l'emplacement de la grande
majorité de ces sapari et leur environnement suggère une exploitation
strictement pastorale mais rien ne permet d’affirmer que les enclos à moutons
et chèvres soient édifiés au même moment.
Nous avons
donc, en principe, à ce moment, relativement à l'occupation des deux sites, un
fort contingent résidant permanent à la montagne dont une partie -garçons et jeunes
hommes- transhument en un cycle annuel de la mer à la montagne pour le soin des
troupeaux de bovins.
Munacia
Munacia est
situé sur l'espace dessiné par les deux vallées, séparées par un plateau au
relief assez doux pour la région, du Spartanu et de la Cioccia. La communauté
dispose également d'un vaste bord de mer
qui va de Chevanu aux abords de Roccapina. C’est la partie ouest de Pian
d’Avretu.
Le
passé ? Nous ne sommes certains de rien. Il y a des restes de présence
néolithique, des stèles réemployées dans les murs, une coupe sacrificielle
taillée dans une pierre inconnue dans le lieu, des histoires de sarrasins, la
légende de Orsu Alemanu déjà mentionnée, le souvenir d'une épidémie. Pas de
traces d’occupation de romains. Donc, depuis le néolithique jusqu’au moyen âge,
pas de présence humaine. Une page blanche s’ouvre très tôt. Comme ce vide qui
prévaut sur le continent entre le 5ème et le 10ème siècle
et se poursuit sur l'île pendant les siècles ultérieurs ; la 'page
blanche'. La tradition orale est comme partout entachée de toutes les
subjectivités qui se sont succédées. Sainte Monique, mère de saint Augustin,
aurait fait un séjour à la Munacia et aurait donné son nom à un lieu dit où a
été construite une chapelle, au dessous de la 'tegghja'. J'y ai participé à des
fouilles ; nous y avons trouvé une 'arca' et, le long des murs, à
l'extérieur, deux squelettes. Plus tard une étudiante fera du lieu son sujet de
thèse. J’en détiens un exemplaire ; ceux qui l’on incitée à en faire son
sujet de thèse auraient dû l’informer que le site avait déjà fait l’objet d’une
étude menée par Claudette Nicolaï.
En contrebas
coule une fontaine abritée par une voûte qui porte le nom de santa Monica. Des
moines auraient installé dans ce lieu un couvent. Des templiers, dans certaines
versions, qui y avaient une halte, signalée en mer par l'archipel des Monaci.
Selon ces sources la maison monacale est encore debout, auprès des ruines de la
chapelle. Elle se signale par quelques croix de l’ordre du Temple gravées dans
les montants de la cheminée. Elle est encore habitée. Ces moines ont donné à
cette partie de Pian d’Avretu le nom de la Munacia. Quelle date ? le 11ème
siècle ? parce que c'est la période de référence des croisades ? rien
n'est resté dans la tradition qui donne des indications sur les hameaux du
Maracunceddu et les quelques autres aux flancs des diverses collines qui
enserrent le site ni des sapari murées sur les crêtes. Celles ci ont pourtant
été habitées jusqu'à une époque récente. Les plus anciens se souviennent d'une
vieille femme du village qui faisait paître ses brebis sur le sommet de
Grussetu pendant la dernière guerre.
Le mémoire de
maîtrise d'histoire de mademoiselle Chantal Pélissier témoigne de ces
difficultés. La rédactrice ne mentionne Aullène que pour mémoire et donne
imprudemment aux grottes –il ressort de la lecture du mémoire qu'elle ne les a
pas visitées- une origine préhistorique. Elle signale les hameaux, forme
initiale de l'habitat avant la concentration
sur le hameau de Munacia, et estime leur abandon au 18ème
siècle. Elle a fait un travail de recherche conséquent sur ce qui était
disponible en apportant des pièces intéressantes –sentences de justice et actes
divers. Ces archives témoignent de la présence de fermiers installés avec
l'accord de Gènes par la communauté de Bonifacio sur le territoire. Autant
d'éléments concordants avec la tradition de luttes menés par Aullène pour la
possession des territoires de la Munacia. Je signalerai à l'appui de cette
revendication des montagnards que le
plan Terrier paru en 1794 mentionne le territoire comme 'région sur laquelle
les aullènois ont des droits'.
Munacia,
période moderne.
Cette appellation couvre les périodes troublées
qui ont été marquées par la réappropriation des territoires de bord de mer par
les aullènois jusqu'à nos jours, puisque nombre de gens originaires de la
région se présentent encore actuellement à la fois comme 'munaciacci' et
'auddaninchi'.
Donc on peut imaginer pendant des années, habitant
les hameaux de la Munacia, une population cultivant la terre pour le compte de
Bonifacio et pendant la saison froide quelques dizaines de bergers délégués par
la communauté d'Aullène pour surveiller les troupeaux à partir d'une quarantaine
de grottes aménagées sur les sommets et autres lieux escarpés. On peut se
demander si les cultivateurs affermés par Bonifacio l'ont été dans une période
plus ancienne ou au moment du développement de la politique des cinq arbres
initiée par la présidence génoise laquelle nécessitait des terres à prélever sur
le commun, d’où les troubles à venir. Une datation précise sur ce qui reste au
Maracunceddu donnerait une indication précieuse. En tous cas la décision de
Gènes de modifier la structure foncière –pour des besoins de rentabilité
évidents et dans un temps de déclin de la Superbe- a tout ouvert une période de
conflits. Les incursions violentes des communautés d’Aullène et de Zirubia dans
ce territoire du bord de mer géré par Bonifacio sont historiquement recensées.
Il restera quelque chose de cette domination puisque dans mon enfance, quand
quelqu’un annonçait qu’il se rendait à Bonifacio, on lui demandait « ara
baja u culu d’a vecchia ?’ ‘tu vas embrasser le cul de la vieille ?’
sans doute une histoire d’octroi à l’origine.
Quoiqu'il en soit les deux populations, l'une plus
abondante et permanente, l'autre transhumante, plutôt mâle et jeune, ont vécu en même temps sur le site. Qui peut
prétendre qu'elles se soient ignorées et que, malgré les conflits, une raison
impérieuse se soit opposée à une fusion dans les décennies qui ont suivi ?
Il est possible également que la population des hameaux, dont l'avenir tenait à
la bonne volonté de la cité de Bonifacio, ait en masse quitté le site au moment
où le rapport de force évaluait en faveur d'Aullène et de l'Alta Rocca. Rien ne
permet d’avancer quelque hypothèse que ce soit.
L'histoire n'est pas achevée. Il faut que les gens
de la montagne s'installent complètement. Cela se produit à un moment donné,
sans doute. Il semblerait que le pouvoir révolutionnaire, soucieux d’effacer un
minimum de reliefs féodaux ait balayé ce qu’avait organisé Gènes avec son
commensal Bonifacio. Pendant des décennies des petites gens disputent la terre
à d'autres qui prétendent qu'elle est leur ; un cataclysme social se
produit dans un lieu indéfinissable – c'est loin, Paris- pour ces
populations du bout du monde et le
rapport s'inverse. Ceux qui étaient installés sur le sol sont obligés de
reconnaître leur défaite. Il ne s'agit pas de morale sociale, ni de sympathie
pour un bord ou pour l'autre. Après tout ne serions nous pas des descendants
des uns et des autres ? j'imagine mal pour ma part que ces deux
populations n'aient pas cohabité, frayé ensemble au point de composer un jour
une population unique. Comme l'expérience des sociétés humaines le prouve, la
situation était plus ouverte que ne pourrait le laisser supposer une relation
trop 'raide' des positions des uns et des autres. Je suppose –je souhaiterais
presque que fréquentes aient été les occurrences où un berger aullènois aient
décidé de déposer, à la faveur d'une rencontre amoureuse, sa besace de
transhumant et ait pris la suite
d'un beau père fermier. Quoiqu'il en
soit le moment était favorable à la concentration de l'habitat. La dispersion
dans des hameaux dispersés aux flancs des collines était révolue. Le hameau de
Munacia devenait central. Cela se faisait au gré d'une transformation qui
affectait surtout la moitié de population montagnarde. Le phénomène gagnerait à
être étudié dans le détail. La position de Bonifacio envers le pouvoir
révolutionnaire était-elle de nature à provoquer une suspicion et cela aurait
été favorable aux montagnards ? Est ce même la bonne question ? je
remarquerais que les terrains de la communauté d'Aullène étaient déjà en partie
privatisés et que nombre de chefs de familles étaient tenus de trouver une
solution dans leur opération de survie. Toujours est-il que les aullènois
s'installent –comme tous ceux d'Alta Rocca dans leurs 'plages'
respectives- au bord de mer. Pendant
quelques décennies cela se fera sur les bases communales initiales. La commune
d'Aullène était définitivement propriétaire –comme tous ceux d'Alta Rocca pour
leurs 'plages' respectives- des territoires de bord de mer de la Munacia. C'est
l'heure de partager la terre. Le territoire communautaire sera divisé en
parcelles de valeur égale. Elles seront attribuées par tirage au sort à tous
les chefs de familles demandeurs –trois
cent dont on pourrait encore retrouver les lignées si l'on faisait un historique
précis du foncier- lors du partage de 1829. Les motifs des initiateurs de
l'opération sont louables. Il ne s'agissait pas de donner des terrains à des
gens qui à terme seraient poussés à vendre mais de pourvoir des familles
désireuses de vivre au pays et d'y prospérer. Le lotissement et la distribution
des lots ont certainement été facilitées par ce qui restait dans les mentalités
et les mémoires de la pratique de l'arringhu.
De ce moment s'installe un mode de vie différent qui ne laissera néanmoins
pas de conserver une forte tendance de solidarité.
Je
mentionnerai –mes lecteurs me concèderont cette facilité- que j’ai eu en mains,
sur un papier d’une qualité inconnue, une vue d’artiste de Munacia en 1848.
J’aimerais que la famille qui détient ce bien commun le restitue à la
municipalité.
Je supposerais que ce partage sanctionnant
l'accession à la propriété foncière a marqué très fortement le paysage et les
mentalités. Le bien foncier est trop récent pour ne pas être marqué fortement
dans le patrimoine. C'est peut-être la raison du marquage indélébile des
parcelles par ces cimetières familiaux. Par contre, contradictoirement
pourrait-on dire, on relèvera que la reconnaissance large de droit de passage
sur les propriétés et la divagation des animaux témoignent de l'ancienne régime
de propriété collective de la terre.
La transhumance double.
Voilà ce qu'il en advient. Les deux sociétés
cohabitantes au rythme des saisons laissent place à une société unique qui
s'adapte à un mode d'exploitation singulier. L'économie pastorale dominante de montagne
et l'activité plutôt agricole du bord de mer laissent place à une activité
mixte qui exploite annuellement le patrimoine collectif, sur un mode de petite
culture vivrière à la montagne et agricole plus prononcé au bord de mer. Ainsi
cela aboutit à une transhumance qui affecte toute la population. L'hiver et le
printemps se passent au bord de mer où peu à peu on plante vignes et oliviers,
l'été à la montagne où on cultive les jardins et on prépare les châtaigniers.
Les vendanges ramènent tout le monde au bord de mer pour quelques semaines et
le cycle s'achève par une brève période montagnarde au moment de la cueillette des châtaignes.
Ce rythme a perduré jusqu'aux années cinquante. Le
mode de vie d'après guerre y mettra fin. Par la suite les aléas historiques du
continent et sa politique pour la Corse vont faire table rase de tout cela. A
la fin de la guerre il y aura un fort mouvement de plantation de vignes dont la
production est de plus en plus destinée à la vente. Cela durera dix ans.
Pendant ces années Aullène prendra des allures de petite ville d'eau. Tout ce
qui vient de la montagne est meilleur, des pommes de terre à l'air. Le bord de
mer est déserté dès le mois de mai. Il faudra attendra les adductions réalisées
pendant les années 60 pour qu'une partie de la population accepte d'y passer
l'été. Puis la mode de la plage fera son œuvre. Les terrains de bord de plage,
souvent indivis par manque d'intérêt économique, prendront une valeur foncière
intrinsèque. La construction de la quatrième et dernière couche d'habitations
du site de Munacia pourra commencer. Pendant ce temps Aullène sera frappé de
désaffection et sa population permanente tombera à quelques dizaines de
personnes. C'est maintenant à Munacia que résident majoritairement ceux qui restent
au pays des descendants des trois cents bénéficiaires de départ. Mais là aussi
le paysage marque le déclin d'une activité agricole, autrefois laborieuse sinon
prospère. Il faut maintenant l'œil expert d'un ancien pour remarquer dans le
maquis l'emplacement d'un débbiu ou celui d'une ancienne arghjia, autant de
traces de moins en moins visibles d'une société révolue.
C’est cela qui est à l’origine de ce petit
fascicule. Ces gens qui ont fondé ce mode de vie ont aujourd’hui disparu, avec
ce qu’ils ont su créer, souffert et aimé, et qui a dépassé le temps de leur vie
humaine. C’est ce qui fait notre
attachement, à nous, ultimes témoins, au souvenir de cette société qui a tant
vieilli dans un laps de temps infime. Je ne veux pas nous faire meilleurs que
les autres. Cette société avait ses duretés, ses jalousies, ses drames. Mais,
pleine et entière, elle avait aussi ses solidarités et ses douceurs. Nos vieux
ne vivaient pas à part. Le plus souvent, excédés par nos criailleries et toute
la poussière de nos chamailleries d'enfants turbulents ils nous chassaient,
sourcilleux sous leurs chapeaux de feutre noir, agitant des cannes impatientes.
Du moins savaient-ils, pour l’avoir connu, le plaisir que nous avions à nous
réfugier dans leur odeur de gros velours et de tabac corse, et à nous escrimer
à deviner leurs confidences murmurées à mots couverts. Puis un adulte nous
envoyait faire une course. Il nous fallait alors, bon gré mal gré, interrompre
nos jeux, aller dare-dare chercher un paquet de cigarette pour l’oncle, ou le
voisin, ou quiconque d’autre en panne de tabac, ou à la fontaine pour une zia.
En contrepartie la surveillance de nos escapades quotidiennes était de la
responsabilité de chaque adulte et il nous fallait encore obtempérer. Et puis
on nous appelait aussi pour une distribution de délices paysans, fiuroni à la
saison, noix ou fruits secs.
Toutes et tous nous sommes le fruit du dur labeur de gens simples. Ils ne sont plus là mais ce sont
elles et eux qui ont sarclé ces vignes dont on devine encore la présence,
aménagé les rigoles qui menaient l’eau aux jardins, soigné les châtaigniers,
pétri et cuit le pain, élevé ces murets de séparations des cjiosi après
le grand partage de 1829, creusé les puits, construit les maisons et muré les sapari,
mené des vies de bêtes de somme sous le carcu
di ligni. Ils se sont épuisés en debbii, égratignant à la force des
reins le rugueux sol de nos taddi pour de maigres récoltes. Cette
abnégation était de tous les jours, de toutes les circonstances. Aux jours les
plus noirs ils ont su lutter contre l’occupant italien et allemand, ravitailler
les jeunes gens au maquis. Tout cela mérite bien qu’on fasse l’effort de
mesurer et d’illustrer les difficultés et les peines qu’ils ont eues, ce qui
implique une restitution concrète de ce passé.
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