mardi 11 octobre 2016

Facéties de la nature et invitations au rêve


La nature est facétieuse certes mais comment ne pas aimer ces moments de fantaisie révélatrices de sensibilités secrètes qui s’investissent dans l’éphémère aléatoire ?




vendredi 15 juillet 2016

Je dis...

Je dis
Je suis !
Sous la bonne étoile aux cotés de mes frères
J’ai enduré la douleur dans la maison des jeunes gens,
Aiguilles en os sous ma peau, attaché au mât des révélations.
Ohé !
Sans ciller, frère parmi les frères
J’ai parcouru les espaces immenses
L’arc à la main le hachereau de silex à la ceinture.
Au soir flamboyant d’un jour lumineux
Sur la pierre je me suis assis et j’ai avisé le monde
Des jours et des jours, sans faim.
Dans un brouillard bleuté la vision m’est venue.
Mon Être Guide !
Ohé !
Il m’a apporté mon nom,
Pacte avec le Grand Esprit scellé au sein de la Ronde des Esprits, ciment de mon peuple,
Les Êtres Humains.
Là, tout me parle, tout me regarde.
Ma destinée.
Lui et moi seuls !
Mon nom, le Grand Esprit  le reconnaîtra au jour de mon passage
Pour le territoire chatoyant des chasses éternelles.
Mais il n’est pas temps.
Aujourd’hui sur les traces de mes pères je marche à la suite de l’aurochs,
Au passage des grands troupeaux
Revêtu de la peau du loup  
Je me glisse sous l’aurochs.
De ma javeline je perce la panse de l’aurochs.
De sa chair je garnis le garde-manger de la grande maison où siègent les mères.
Je dis
Je suis !
Tant de trophées sur ma couronne de plumes
Dépouilles de l’ennemi.
Ohé !
Aujourd’hui je suis le fier parmi mes frères guerriers.
Je suis le fier parmi les femmes.
Toutes me veulent.
Toutes se disputent ma couche.
Elles se disputent mes attentions ferventes, les nubiles.
‘Désordre’
Les vieilles crient, les délaissées protestent.
Désordre par moi,
Désordre sur mes pas,
Désordre en moi.
Crient ‘désordre’ les vieilles femmes.
Elles salissent de terre mon écuelle
Garnissent de chardons mes vêtements et d’excréments ma peau d’ours à tant de promises accueillante.
Désespoir de mes frères jaloux, mes ruts !
Dépit des délaissées, mes ruts !
C’est la rumeur.
Rumeur qui éteint les regards sur mon passage,
Qui frémit autour des âtres,
Parcourt les travées.
Elle rampe le long des perches, palpite sous la couverture de peaux, hante jusqu’au faîte la grande maison, la rumeur.
Ça m’est inconfort et ça m’est gloire quand, faussement invisible, je déambule dans le campement.
 ‘Désordre’.
Jets d’os sur les jeunes nubiles qui quêtent mes attentions, me veulent
Et sur moi quolibets invectives et cailloux.
J'ai les oreilles qui résonnent de criailleries.
Mes épaules sont meurtries par les bousculades et mon écuelle vide.
Maintenant, terrorisées, leurs yeux pleins de regrets
Les bienaimées désertent ma couche
Et les autres me rendent la vie impossible.
Mes oreilles sont pleines de rumeurs
Ohé !
Mon coeur rit de ces simagrées
Demain je prendrai mes armes,
Demain, au terme de cette nuit, solitaire, je roulerai ma peau d’ours
Sous les regards désolés des jeunes femmes de la grande maison.
Demain je chercherai une autre grande maison
Loin de ces femmes je ferai pénitence… ou bien…
Avec mon arc et mes flèches, mon hachereau de silex
Je fraierai en solitude les plaines en quête d’horizons nouveaux.
La nuit, solitaire, roulé dans ma peau d’ours je plaiderai la sagesse…
La sagesse !
La sagesse ?
Et quoi ?
De mon âge, de ma force, de ma destinée
Ce brouet des reliefs du repas de la vie ?
Ce triste plat du morose banquet où la vieillesse égrène sa cantilène rance ?
Demain je verrai de quoi sera fait mon avenir. Altier !
Je dis… je serais !
Ainsi !



jeudi 14 juillet 2016

Homme lion

La nouvelle qui suit est la première d’un ordre plus ou moins  chronologique. En partant du plus loin. Le hasard  a voulu qu’elle ait été écrite à un moment où se déroulait une campagne de fouilles auprès de la tour d’Ulmetu, gardienne -sous le triple regard de l’Ommu di Cagna, du Lion de Roccapina et du Cantonu d’Aricchia- de mon Munacia et de sa double douce vallée. Le  jour où je débarquais à Ajaccio un article paraissait dans la presse locale sur des découvertes ahurissantes menées par un homme de passion, monsieur Pasquet. Ainsi, il y a quelques milliers d’années, à l’extrême bout de la presqu’île de Cannisgionu un bout de lande cerné de rochers a été occupé par des hommes du mésolithique. L’histoire est jalonnée de faits recensés dans des annales où apparaissent de grands moments, des évènements. Je trouve touchant d’y faire apparaître les gens qui en ont été acteurs ou victimes et de les y faire vivre, gens qui nous ont précédé et dont nous portons peut être sans le savoir, quelque mémoire. Et là tient la place du rêve, hommage à ceux qui nous ont précédé, qui ont peuplé ces lieux de leurs rêves à eux, de leurs peurs et de leurs passions. C’est donc là que je continue mon recueil, par cette histoire, sachant bien que chacun pourrait inventer la sienne.




HOMME LION

Il tourne autour de moi, hache levée, grimaçant sous son masque de graisse et de cendre. Cette danse m’amuse. Je fais un geste d’impuissance et lui dis « Tu es trop loin… qu’est ce que tu veux que je fasse si tu restes si loin ». Je ne le pensais pas si naïf, le gamin. Et bien, croyez le ou non, il s’approche de deux pas, ce nigaud. De tous petits pas, quand même. J’esquisse un sourire, hausse les épaules, les bras ballants le long des flancs, et tournant les paumes vers le haut, mimique d’impuissance,  je dis « Alors, j’attends ». Il est désemparé. De temps en  temps il s’approche, et recule en sautillant. Je suis tenté d’arrêter ce petit jeu. Je ne sais pas ce que pourraient faire les spectateurs qui font cercle et en même temps je me dis que l’occasion est trop bonne pour régler le différend. Je le sens incapable de se sortir de l’aventure. Il dansote encore un moment autour de moi. J’avance la tête vers lui, je lui crie « Houu » et il recule nerveusement. Sa mimique me dit combien il est vexé d’avoir révélé son défaut d’assurance. Mais son courage lui fait faire une erreur. Jambes alignées il se rapproche de moi, simulant maladroitement une attaque. Il est juste à portée, hache au dessus de sa tête. J’esquisse un balayage intérieur, il écarte ses jambes et alors là, sans changer d’appui je lui décoche une ruade qui fait mouche. Ça lui fait mal. Ses yeux se révulsent, la boule de son cou fait haut puis bas le long de sa gorge à croire que ses couilles sont remontées jusque là. Il s’est recroquevillé de douleur et j’en profite pour lui asséner un coup de poing sur  la tempe. Il tombe dans la poussière. Alors, pour finir, je lui écrase le museau du talon. Je reste un instant au dessus de lui, sans bouger. Pour moi, c’est fini ! et là ça commence à gueuler. Sa mère se jette sur moi, griffes dardées vers mes yeux. Je la tiens à l’écart d’une main et fais une grimace aux deux sœurs pour les garder à distance, attentif aux oncles qui gueulent à qui mieux mieux, mais à dix pas ; ma leçon de force leur est salutaire. Tout le monde crie encore mais ça se calme. Je n’attends pas. Je ramasse la hache du galopin et la glisse sous ma peau de cerf. La pierre fine s’est ébréchée sur un caillou mais elle est encore bonne. Pendant ce temps on relève le gamin. Il reprend conscience, à petites tapes sur les joues. Puis on l’emmène, traînant les pieds par terre. Des gouttes de sang dans la poussière marquent son passage. Et moi je me retrouve au milieu de quelques hommes et femmes. J’ai aussi droit à des félicitations, discrètes. Je comprends soudain qu’il y a beau temps que Chat dans l’Arbre indispose, avec ses manières imprévisibles. Et moi, c’est le moment où je me sens le moins sûr de moi. Je reste un instant immobile, les yeux dans le vague. Les gens vont à leurs affaires. Je m’en  vais dans le sens contraire, où je n’ai rien à faire. Je me console. Je ne suis pas blessé. Juste quelques écorchures. Ma cheville a bien tenu. C’est ce qui m’inquiète le plus, ma cheville, depuis ma chute, l’autre jour. Mais je ne suis pas content de moi. Moi, si fort, si rapide. Rien de plus facile que de corriger un gamin. Est-ce la chose à faire ? le groupe est déjà comme désossé, sans squelette pour le tenir debout. Cette bagarre n’a rien arrangé. Et je ne peux rien y faire. Il n’y a plus personne sur la petite esplanade entre les huttes. Je vais à l’abri que je me suis aménagé sous un rocher, ramasse mes deux peaux de lion, mon propulseur et mes trois javelines. J’ai, avant de quitter les lieux, le temps d’apercevoir quelques adolescents juchés sur un rocher. Ils bavassent je ne sais quoi dans une langue qu’ils inventent au fur et à mesure en se caressant mutuellement le sexe. Ils n’ont pas mangé depuis trois jours. Ça va mal. Je me jette dans le maquis.  J’aurais peut-être une inspiration.

J’ai mal dormi, passant et repassant en mon esprit ce que j’ai vécu depuis mon départ de la terre où je suis né. Mon passé, à fuir. Toujours fuir, depuis ce jour où j’ai échoué à tirer mon frère de sang des griffes d’un lion. J’ai tué le lion de ma lance mais la tribu a tranché, dominée par la parole d’hommes d’influence. Maintenant je sais que j’ai été joué. Tout jeune que j’étais je leur faisais de l’ombre, à ces guerriers d’expérience. J’ai été déclaré responsable et je suis parti, tout seul, vers le couchant. Les montagnes m’ont guidé ensuite vers les lieux que le soleil inonde, au plus haut de sa course. J’y ai rencontré des gens qui m’ont fait prisonnier et  donné à une veuve. Une folle. J’ai trimé, appris leur langue. Un jour j’ai fui vers une autre terre. Les langues de toutes ces tribus se ressemblent. J’ai demandé à des gens qui pêchaient sur un radeau de m’emmener. Nous avons traversé la mer. C’était une petite terre d’où on en voyait une autre, hérissée de montagnes gigantesques. C’était juste à la fin de la saison froide et on voyait cette terre des Montagnes Hautes couronnée de neige comme dans la terre où j’étais né. Mon esprit était inquiet. La nuit je rêvais de cerfs géants et de lions. J’essayais de raconter mes visions mais personne ne comprenait ce que je voulais dire. Je passais pour un illuminé quand j’essayais d’expliquer ce qu’est un lion. Je leur parlais d’un chat grand comme un veau, je leur montrais les peaux mais ils me regardaient toujours comme si j’étais un illuminé. Un jour j’en ai eu assez de cette terre où on ne mangeait que du poisson et des coquilles. Mais je n’ai pas eu de décision à prendre. Peu de temps après il y a eu un drame et le clan où j’étais installé a été chassé. Par miracle des hommes des femmes ont accepté de me suivre. Comme je l’avais vu faire j’ai fait fabriquer des radeaux et nous avons vogué vers la terre des Montagnes Hautes. Une fois débarqués nous avons marché. C’est un pays  qui ressemble à celui que nous venions de quitter. Mais il est plus vaste. On mange toujours poissons et coquilles mais on y trouve aussi du gibier en quantité. Nous avons erré deux saisons des feuilles en allant toujours vers les lieux que le soleil visite, au plus haut de sa course. Un jour nous sommes arrivés sur cette terre inquiétante. La terre où veille l’Homme Montagne. Nous étions tous très  intimidés, attentifs à ne rien manquer à ce que les esprits peuvent réclamer. Nous nous sommes consultés, autour du Siège de la Parole et nous avons continué, toujours dans la même direction, même si d’aucuns voulaient retourner sur leurs pas, parce que c’est une terre étrange, inquiétante même. Quelqu’un du groupe a remarqué qu’il nous suivait, toujours présent, au dessus de nos têtes, Homme Montagne, qui porte bellement son visage de pierre. Nous allions toujours, et avec toujours l’impression d’avoir ses yeux dans le dos. Tout le temps. Nous avons contourné la montagne et il était toujours là. C’est là que je me suis dit qu’il nous fallait faire alliance avec ce géant dont la tête ronde dépasse les nuages. Et un jour, au détour d’une colline, j’ai aperçu Lion de Pierre. Je n’ai rien dit. J’étais le seul à pouvoir reconnaître un lion couché sur les rochers, veillant front à la mer. Un lion gigantesque, allongé face au couchant. Je n’ai rien dit. Je ne savais comment les autres allaient prendre la chose. Le groupe a accepté de faire halte dans ce lieu. Lion de Pierre me faisait peur ; s’il nous interdisait de passer ? et si Homme Montagne nous interdisait de rester. Je me suis raisonné. J’ai fini par penser qu’il faudrait qu’un jour on fasse alliance avec les deux, Lion de Pierre et Homme Montagne. Et qu’ils nous protègeraient de leurs pouvoirs puissants. Mais il y a eu un incident maléfique. Une jeune femme a accidentellement répandu son sang de nubile dans le cercle de l’assemblée, auprès du Siège de la Parole. Depuis nous vivons dans la catastrophe. Nos médecines sont devenues impuissantes. Tout le monde dit que, dans le Monde d’en Bas, les ancêtres tutélaires ne nous protègent plus, que nos tentatives de purification ont échoué, dans ce lieu où règne Homme Montagne. Nous sommes maudits. Je n’ai encore rien dit mais je tremble que Lion de Pierre et Homme Montagne ne se liguent contre nous. Quelquefois je pense à un jeûne. Il est possible que j’en tire une idée sur ce qu’il conviendrait de faire. Parce que par ailleurs nous faisons n’importent quoi. Les vieux ânonnent des bêtises, les adolescents se parlent dans une langue inconnue, refusent de s’alimenter et chatouillent sans désir leurs sexes. Pour nos femmes gravides tout est possible souillure. Les chasseurs ne savent plus parler aux Maîtres des Animaux, ils deviennent malhabiles et mécontentent les esprits des proies qu’ils tuent. J’ai peur, maintenant. Dans mes rêves, dès que je m’endors, Homme Montagne et Lion de Pierre grondent de leurs voix minérales des menaces d’avalanches. Qu’allons nous devenir s’ils refusent de me donner la bonne médecine ? et aujourd’hui j’ai fait pire que tout en aggravant une querelle avec Chat dans l’Arbre sous le motif que, jeune guerrier qu’il est,  il se sent disposé à profiter des circonstances pour accroître  son aura. Comme si partout et de tout temps les jeunes guerriers n’avaient pas fait ainsi.

J’ai mal dormi. Je me suis réveillé en sueur, sous ma peau de lion. Mon rêve, sans doute. Nous étions tous assis sur le sable, anéantis, devant l’Assemblée des Maîtres des Animaux. Nous étions dans l’ombre où je nous sentais tous fiévreux, à l’affût du silence des Ancêtres qui siégeaient, assis sur un nuage noir porteur d’éclairs. Ils nous adressaient toujours et toujours une question muette. Je me dissolvais comme la terre sous la pluie à me creuser la tête. C’est Homme Montagne qui m’a tiré de mon cauchemar. Surgissant d’une nuée sombre il a tourné vers moi  son visage abrupt de pierre et sa barbe fournie d’arbres gigantesques. Je n’avais rien mangé de deux jours avec l’espoir que la faim m’apporterait les désirs des Ancêtres. Je ne me suis rendormi que très tard. Pour me retrouver sur une lande. Il y avait une jeune femme vêtue d’une tunique en peau de daim. Une capuche me cachait son visage. D’un geste souple elle s’est tournée vers les rochers et a commencé à marcher. Elle ne m’a rien dit mais je savais devoir la suivre sur le sentier du bord de mer. Je la suivais et dans mon rêve je pensais ‘pourvu qu’elle ne se retourne pas’. Et puis, au détour d’un buisson, il n’y avait plus que la plage. Je me suis réveillé, encore une fois en sueur, avec la conviction que les Esprits du Monde d’en Bas s’opposent de toute leur force à la venue de la révélation. Je suis resté longtemps allongé sur ma couche. Je n’avais plus d’énergie et j’étais incapable de réfléchir. Mais il n’y avait pas  grand-chose à réfléchir. Je me mis à songer. J’étais  loin, très loin, dans le temps et les lieux. Dans la terre où je suis né, dans ma première tribu, le Vénérable disait toujours que quand on n’avait pas de révélation il fallait forcer sa chance, faire quelque chose. J’aime bien les Vénérables. Ils ont de longues barbes blanches, de longues pensées. Mais ici, maintenant, qui me dira quoi faire ? encore une fois dans ma vie je me sens tout seul. Les sens de mes compagnons sont engourdis. Il faut que je résiste. Il faut que je fasse quelque chose pour dénouer ce maléfice.

Je me suis levé, rugissant dans la nuit comme un lion, environné des flammes des gerbes d’herbe sèche tenues à bout de bras et faisant un vacarme effroyable. Ma figure était épouvantable, avec mes cheveux et ma barbe enduits de terre rouge et de cendre et tirés en mèches hirsutes et tous ces buissons dont je me suis entouré le corps. J’en ai tant fait que tous, hommes, femmes et enfants sont sortis de leurs abris et se sont enfuis en criant dans le maquis. J’ai poursuivi ceux qui voulaient faire les vaillants et tous en ont été intimidés. Pour finir, toujours hurlant je me suis jeté sur les quelques provisions que j’ai trouvées dans les caches et je me suis enfui.
J’ai marqué les esprits de mes compagnons. J’en suis certain. Ce n’est pas suffisant toutefois. Demain je serai auprès d’Homme Montagne, quêtant son dire, puis je descendrai vers la mer. Je me soumettrai entre ses pattes et Lion de Pierre me parlera.  Portant leur parole je retournerai au campement et nous serons sauvés du maléfice. Ces pensées me soutiennent dans ma marche et je me répète sans cesse les termes de ma supplique. Et sans cesse je recommence parce que les Esprits, on le sait, sont fantasques et vétilleux. Je marche le plus possible le long de la crête mais il m’arrive d’être obligé de descendre vers le vallon. C’est ainsi qu’à un moment j’entends quelque chose qui me réjouit. C’est un filet d’eau qui coule, quelque part entre les rochers, à quelques mètres en contrebas.
Il fait un peu plus frais auprès de l’œil de l’eau et je mange de bon appétit tout en regardant autour de moi puis je remonte auprès du grand rocher debout. J’examine ces lieux si curieusement disposés et je réfléchis. Il me semble qu’à  l’origine il y avait un seul gigantesque rocher. Un  esprit l’a certainement coupé en deux avec un hachereau.  Une partie est restée debout, l’autre, sur laquelle je suis assis est tombée mais a été arrêtée par les autres roches au pied de sa moitié restée debout. Je suis satisfait de mon explication et l’eau qui tombe sur les pierres à quelques pas en contrebas résonne agréablement à mes oreilles. Je resterai volontiers dans ce lieu si Homme Montagne ne m’attendait pas ou si le soleil qui m’a grillé la peau toute la matinée daignait arrêter sa course dans le ciel. Alors je fixe dans ma mémoire les repères qui me permettront de retrouver rocher et source et je me lève  pour repartir. Et là soudain il se passe quelque chose d’extraordinaire. Le rocher debout parle. Il crie, il supplie. Il pleure et menace. Soudain tout ce qui me semblait si bien augurer de la mission que je me suis donnée me parait virer à la calamité. Affolé, je regarde de tous cotés. C’est le rocher qui parle, m’apportant une voix venue du tréfonds du lieu où s’agitent les Esprits une voix de jeune fille qui crie « non non pas toi pas toi non non ». Tremblant de tous mes membres je me dirige vers une crevasse sur la droite et y glisse un  œil prudent. Je ne vois rien d’inquiétant dans cette petite grotte. Je fais le tour du rocher plat, au bord du vide et je constate là que les voix me parviennent aussi d’une autre source. J’examine le maquis et je finis par voir sur un promontoire, à bonne distance, une silhouette, puis deux autres. Des idées peu rassurantes parcourent mon esprit. Qui sont ces gens ? des esprits ? des humains ? et si ce sont des humains, qui sont-ils ?  en tous cas il faut abandonner toute idée d’excursion. Puis la rumeur s’arrête et ça me rassure. Je fais le tour des lieux mais n’y découvre rien d’inquiétant. Et pour finir je me dis qu’au fond ce rocher m’a permis de découvrir des choses. Sans doute me sera-t-il favorable dans mes entreprises à venir. Puis d’un seul coup tout s’assombrit. Je lève les yeux au ciel. Des nuages se sont ammoncelés derrière les crètes et il fait plus froid. Je vais passer la nuit à l’abri de la petite grotte, dans les peaux que j’ai emmenées avec moi.
Tout en mangeant une couleuvre que j’ai faite griller j’écoute la nuit. Ça gratte, ça frémit, ça hulule et le rocher debout gratte, frémit, hulule. A un moment le rocher se  met à  psalmodier je ne sais quelle mélopée. Il me faut longtemps pour comprendre que ce sont les gens de mon groupe qui tentent de se rendre favorables les Ancêtres Tutélaires. Le rocher leur prête sa voix. La séance dure et dure et parfois des cris de désespoir dominent toutes les autres voix. Ça ne va pas mieux, au campement. Dans mon ancien pays le feu dans la nuit nous tenait à l’abri des grands fauves. Dans cette terre il semble que le foyer nocturne soit impuissant à éloigner les frayeurs que nous envoient les Esprits. Les géants de pierre sont-ils responsables de cette magie ? du coup, j’ai une idée. Je me place face à Rocher Oreille et je lui demande de me prêter sa bouche. Et je commence à rugir comme le lion de mon pays quand il s’aventure dans la plaine. J’étais habile à imiter le lion, dans mon ancienne vie. En ces jours, forcé par ma voix, le noble ne tardait  pas à venir dans le cercle des chasseurs, prêt à donner son âme au plus vaillant. M’ont-ils entendu, du bord de mer ? en tout cas ils ont arrêté leur cérémonie. Par ma voix la bouche de Rocher Oreille a fait taire les lamentations des miens, au bord de la mer. A-t-elle endormi leurs terreurs nocturnes ? je n’en sais rien. Nul doute que leurs esprits soient frappés de tous ces évènements. Il fait une pleine nuit tout à fait obscure. La lune ne montera pas au ciel pour mettre un peu de baume au cœur des hommes.

J’espère que les Esprits d’en haut ont aimé les effluves de cire d’abeille que j’ai fait brûler avec des graines de genévrier, du miel, de la viande et quelques poils de crinière de lion, que leurs narines en ont été agréablement chatouillées et qu’ils me seront favorables. Encore une fois j’ai coiffé mes cheveux en bataille, teint mon corps et mon visage. Je me suis préparé à frapper à nouveau les esprits de mes compagnons. A mon arrivée au camp le soleil pointe à peine au dessus de la montagne. Je saute au centre du cercle des abris et je commence à hurler comme les loups, à rugir comme le lion de mon pays, sautant de ci de là et à grimacer sous le nez des gens déjà levés. Je suis un fauve de mon pays. Je glapis comme le renard, je mugis comme le taureau, je grogne comme le sanglier, je rugis comme le lion. Presque tous les membres de la bande s’enfuient en criant dans le maquis.  Ceux  qui restent essayent de conserver une contenance incertaine quand je me plante sous leur nez et à force de grimaces, de glapissements et de gesticulations avec ma hache je les fais reculer. La dernière à sortir de sa hutte est une célibataire courte des jambes et grasse du bas. Elle voudrait se faire appeler Matin Bonheur mais les hommes l’appellent Punaise Chaude. Elle s’arrête à l’entrée de son abri, les yeux bouffis de sommeil. Elle n’a pas le temps de demander ce qui se passe que je la saisis par un bras et l’entraîne dans le maquis, toujours hurlant. Punaise me dit «doucement tu me fais mal »  mais elle me suit docilement. Misère ! qu’est ce qu’il ne faut pas faire !

Punaise sent vraiment la punaise. Misère ! ce qui est fait est fait. Je me bouche le nez et je la fourre autant que je peux. Elle est d’une ardeur au coït tout à fait inquiétante et je me demande comment je vais sortir de cette épreuve parce que les temps de repos sont brefs. Et elle crie tout au long de la chose, d’une voix perçante. Et moi je fais comme elle. Et Rocher Oreille crie avec nous dans la vallée. Les gens du campement doivent être édifiés,  maintenant. Et mesurer l’étrangeté de la chose. C’est comme cela tout le temps, deux fois deux mains de jours et de nuits, jusqu’au moment où elle me quitte pour se retirer dans un lieu où son état de femme ne pourra rien polluer.  Je la vois partir sans regret. Mais c’est tout. Pour le reste, je m’interroge. Qu’ai-je fait de bon depuis ma bagarre avec Chat ? des esclandres. Autant-dire rien d’utile pour l’avenir de la communauté. Je suis épuisé, aussi ; complètement vidé. Je pense à tout cela, assis sur mon rocher plat, mangeant un oiseau que j’ai pris au piège dans la matinée. Je ne pourrais rester longtemps tout seul. Aucun chasseur ne le peut. Il suffit d’un léger accident dans ce pays de rochers et c’est fini. Je remue ces idées sombres au pied de Rocher Oreille qui soudain se met à parler. Je me lève et vais voir ce qui se passe, sur l’amas de roches, de l’autre coté du ravin. 
Je reconnais immédiatement Chat dans l’Arbre. L’autre, un peu plus petit et plus mince, est Ecureuil Bondissant. Ils discutent, en parlant fort, quelque fois en criant. Rocher Oreille me redit presque tout de leur dispute. Il s’agit d’une jeune fille, Fleur. Parfois ils se tiennent éloignés l’un de l’autre, et parfois ils se rapprochent. Ils se rendent à peine compte qu’ils sont au bord d’un vide mortel. A un moment Chat saisit Ecureuil par les deux épaules et lui parle, doucement. J’entends comme un murmure sans saisir ce qui se dit. Cela n’apaise pas Ecureuil qui repousse Chat et recule, tenant sa tête entre ses mains et criant pendant que Chat le  prévient « attention… arrête… arrête ». Malheureusement le dernier pas en arrière d’Ecureuil le mène au bord de la roche ronde qui n’offre plus de prises à ses pieds et il dérape sur le ventre. J’imagine avec une telle intensité ses mains qui griffent la pierre qu’il me semble voir les efforts du jeune homme pour tenter de retenir sa chute. Chat se précipite inutilement. Il tend la main mais Ecureuil tombe en poussant une longue plainte qui me résonne indéfiniment aux oreilles. Je me lance dans la pente aussi vite que je peux. J’avance, guidé par des gémissements et des suppliques. Après quelque temps je finis par arriver sur le lieu de la chute. Chat m’a devancé. Il tient dans ses bras la tête ensanglantée de son ami ; il pleure, silencieusement.  Et moi je contemple l’ampleur de la catastrophe. Je doute sur le moment que notre bande puisse se tirer de cette histoire de sang.

J’ai longtemps discuté. Au début pour convaincre Chat que notre querelle est pour moi sans conséquence. Je ne lui veux pas de mal, au contraire, mais il faut qu’il sache que la famille du mort va le tenir pour responsable, s’il s’en va au campement prévenir tout le monde. De plus Coq Brillant et Renard Roux sont jaloux de lui. Il leur fait de l’ombre. C’est l’occasion rêvée pour eux, qui vont se trouver une sympathie inattendue pour Ecureuil. Je lui parle et il me tend les pierres qui serviront d’abri à la dépouille. Il m’écoute, silencieusement. Je comprends sa réserve. Il est difficile de faire ami-ami avec quelqu’un qui vous a humilié. De temps en temps il hoche la tête. Il finit par admettre qu’il ne peut se fonder sur mon seul témoignage. Les parents d’Ecureuil vont vouloir tirer vengeance, sans souci du danger pour la communauté. Il m’écoute, quand je lui fais part de mes inquiétudes et de mes tentatives avortées pour sauver la bande, et moi je commence à espérer. J’ai peut être gagné un allié, aujourd’hui. Je dis et redis que si les Ancêtres et les Maîtres des animaux ne veulent pas venir à moi pour m’inspirer je me taillerai un chemin pour accéder à leur cœur ardent. Je saurais ranimer la bienveillance de Ceux d’en Bas pour ceux de ma bande. Je n’ai aucune envie de me retrouver encore une fois errant sur des sentiers inconnus à la recherche d’un nouveau clan susceptible de m’accueillir.
Je m’endors, porté par les vagues de mon sommeil comme je me laisse porter par les vagues de la mer quand je nage dans la petite anse. Je dors dans les bras d’une géante et la douceur de sa chanson. Femme qui Chante chante la montagne puis elle chante la mer. Elle appelle de sa voix suave Homme Montagne et il se penche vers elle. Elle appelle Lion de Pierre et il se redresse sur ses pattes en murmurant. Elle leur dit « parlez vous ! » et ils se parlent. Mais je ne comprends rien de ce qu’ils se disent et je crie et je pleure et ce sont mes propres plaintes dans mon rêve qui me réveillent en criant mon désespoir. Je me sens mal. Malgré la douceur de la nuit je suis transi. Et en nage. Cela m’inquiète au plus haut point. J’ai du vague dans le cœur. Je ne sais pas ce qui se passe dans mes intérieurs mais ça ne va pas. Je me lève. J’ai un vertige et je me rattrape au rocher. Je reste longtemps appuyé à la paroi. Dans le noir j’essaye de me repérer. A main gauche il doit y avoir un arbuste. J’y vais doucement, toujours au contact de la pierre dont il me semble reconnaître le relief. Je ne peux plus résister. Je me penche et je vomis. Tout mon repas de la veille. Puis je me recouche. A deux pas de moi, étendu sur une peau de lion que je lui ai prêtée Chat dans l’Arbre dort d’un sommeil de jeune homme épuisé par une journée éprouvante. Il a de la chance. Pour moi la nuit est longue, longue. A croire qu’elle vole du temps au jour à venir. Mes pensées sont aussi amères que ma bouche. Je bouge lentement sur ma couche, me tournant et me retournant précautionneusement. Mes articulations sont douloureuses. Moi qu’on appelait Homme Lion, dans une autre vie, dans un autre parler. Moi, celui qui se veut le sauveur de la bande. Et si je tente de me redresser j’ai des vertiges.
- Ça ne va pas ?
- Je ne sais pas ce que  j’ai. J’ai des vertiges. Chat se lève, me rejoint et me tâte le front du dos de la main.
- Tu n’as pas de fièvre. Reste là… je vais te chercher quelque chose.
Je chevrote
- Aide moi à me lever… reste ici. J’ai du mal à maîtriser ma voix. Je voudrais lui recommander d’être prudent. S’il revient au camp sans Ecureuil, comment ça va être pris ? je lui recommande de ne pas se faire voir. Je me sais sans énergie. Ma voix me fait défaut, et mes idées. M’a-t-il écouté ? il part, léger et vif. Calamité ! j’ai du mal à rassembler deux idées. Je vois double. Je me dégoûte, tout suant que je suis. Je me parle, dans mes intérieurs. ‘Allons, Homme Lion, essaye de faire quelque chose de vraiment difficile. Ce qu’une vieille femme peut faire, par exemple. Te lever et marcher. Rien de plus ! te lever et marcher. Allez, bouge toi. Voilà, tu y es presque. Les pieds par terre, c’est bien. Maintenant tu vas pousser sur tes jambes. Allez, lève toi et marche’. Mais au moment de me lever mes jambes me lâchent et je retombe. J’en profite pour m’érafler le coude sur la  pierre râpeuse. Je reste un moment assis sur ma couche, résistant à la tentation de m’allonger. Puis j’essaye encore. Et je me repose et essaye encore. Et une fois debout je tente de marcher. Il me faut une bonne partie de la matinée pour rassembler quelques branches longues, les courber, mettre les  peaux de lion par-dessus, chauffer quelques pierres et aller chercher un peu d’eau. La chaleur qui règne dans la petite hutte me fait du bien. L’eau fuse en vapeur par-dessus les galets ronds et brûlants. Je reste longtemps et je sue, je sue. Puis je sors, m’enveloppe dans les peaux et vais m’allonger à l’ombre de l’arbousier. Je m’endors. Une jeune fille m’attend au bord de la mer, enfouie dans sa mante de fourrure, et on se promène, elle devant, moi derrière. Elle disparaît sans se retourner. Tant mieux !

Chat dans l’Arbre aurait voulu me laisser dormir mais le bruit qu’il a fait en arrivant sur le rocher m’a réveillé. Il s’approche, un estomac de renard plein de quelque chose à la main.
- C’est du bouillon de poisson qu’a fait ma mère... avec des salicornes… c’est froid mais ça te donnera des forces. Mange !
Et ça me fait du bien. Je me sens toujours un peu faible. Mais je peux aller et venir, sur le rocher plat. Je me passe de la cendre et de la graisse sur les cheveux et avec l’eau qui me reste je me lave cheveux et barbe. Et je me sens beaucoup mieux. J’ai même faim. C’est Chat qui nous fait griller quelques oiseaux que nous mangeons avec appétit tout en parlant de ce qui m’intéresse. Il y a toujours un peu de gêne entre nous mais il m’écoute. Il m’écoute et je me rends compte qu’il ne mesure pas danger dans lequel se trouve la bande. Ce que je dis est bien tressé, mais il ne me suit pas toujours. J’insiste.
- Je n’aime pas quand les hommes ont peur dans la nuit, alors que le feu éloigne bêtes et esprits mauvais. Quand ils ne savent plus s’unir avant la chasse. Je n’aime pas quand ils ne font plus confiance aux cérémonies pour faire venir le gibier. Ça ne me plait pas quand les adolescents se retirent, à fainéanter sur les rochers, à parler dans une langue inconnue, à se toucher l’entrejambe mutuellement, à se tenir à l’écart de autres. Je n’aime pas cette impression que la bande n’a pas de squelette pour la faire tenir debout. Depuis combien de temps la bande ne s’est elle pas réunie autour du Siège de la Parole ? tu veux bien me le dire ? depuis combien de temps ?
Je sais que je capte l’attention de mon jeune compagnon mais je ne sais que penser de son expression, quand il lâche mon regard, au moment où je veux être le plus convainquant. Je continue, néanmoins.
- Je n’aime pas quand plus personne ne se préoccupe plus d’entretenir la force et le courage des jeunes gens. Les esprits des Ancêtres nous ont abandonnés. L’Assemblée des Animaux se détourne de nous. J’ai fait des rêves où Dame qui Chante m’est apparue, pour convoquer les esprits d’Homme Montagne et de Lion de Pierre. Chat évite mon regard sans me répondre. Il n’est pas sot, je le sais. Je cherche un signe d’assentiment sur son visage. Je ne peux me retenir. Je  parle trop. Trop vite, trop fort. Je le fatigue. Il n’a pas relevé cette histoire de Lion de Pierre… un lion est un animal inconnu pour lui… et le mot qui  le désigne également. Je passe et j’insiste sur un autre point.
- Et toi ? comment tu vas t’en tirer ? comment tu vas expliquer où est passé Ecureuil ? comment tu vas faire, avec Renard et Coq sur le dos ? tu veux me le dire ? ils auront le pas sur toi, toute ta vie… toute ta vie ils te marcheront sur les talons. Le visage de Chat dans l’Arbre s’assombrit. Il est un jeune guerrier. Il sait tout ce à quoi il peut s’attendre des manigances de ce comploteur de Renard. Je décide de me calmer. Ma véhémence me dessert. A coté de moi il y a encore un peu de cire préparée pour Homme Montagne et Lion de Pierre que je peux voir, en tournant la tête, noyés dans la lumière du jour déclinant. Je suis saisi par la majesté du soleil tombant dans la mer. Je me tourne vers le soleil couchant, puis du coté où il se lève, et de tous les cotés, vers le ciel, vers le centre de la terre, les bras tendus, la tête au ciel, et je crie « Homme Montagne… Lion de Pierre… voici mon offrande ». Je prends de la cire et la chauffe dans mes paumes, la mélange avec quelques baies, un peu de terre, quelques poils d’une peau de lion et un peu de viande séchée. Puis je vais me placer devant Rocher Oreille. Chat me regarde, sans comprendre, allumer un petit feu et jeter dedans mon offrande. C’est ainsi que l’on faisait dans la terre où je suis né. Il est un peu étonné de la nouveauté et de ma psalmodie où j’invoque les esprits d’Homme Montagne et de Lion de Pierre. Personne n’a jamais vu de lion, dans la bande. J’ai toujours eu du mal à expliquer ce que c’est qu’un lion, aux gens de la bande. Je dis « un chat grand comme un taurillon » et on me regarde de travers. « Regardez ! » et je montre mes peaux avec leurs crinières et leurs grosses pattes où sont encore accrochées les griffes mais cela ne les éclaire pas. Ils ont du mal à dire ‘lion’ et n’acceptent de prononcer le mot –plus ou moins bien- que parce qu’ils en ont fait sans le comprendre mon nom ; Lion ! j’en conclus que je vais avoir du mal à faire admettre à Chat que je tente d’invoquer les esprits d’Homme Montagne et de Lion de Pierre. Je sens qu’il faut donner toute la puissance de Rocher Oreille. Lui seul pourra me secourir, de sa voix d’avalanche.
- Rocher Oreille prête moi ta bouche. Je veux surprendre le jeune guerrier. Je laisse passer un certain temps au bout duquel je rugis, aussi fort que je le faisais dans ma vieille vie, quand j’appelais le lion dans le cercle des chasseurs. Chat sursaute, et  commence à glapir « qu’est ce que c’est ? qu’est ce que c’est ? qu’est ce que c’est ? » tout en courant de ci de là sur le rocher plat. Après un nouveau silence je rugis encore et il file prendre la hache en pierre fine que je lui ai rendue avec laquelle il fait des moulinets en regardant de tous cotés à  la fois. Je rugis encore et le tonnerre surgi de la bouche de Rocher Oreille terrifie le jeune homme. Il jappe sans cesse debout sur ses jambes fléchies  « qu’est ce que c’est ? qu’est ce que c’est ? qu’est ce que c’est ? » Il est blanc comme la terre blanche du bout de notre terre. Je suis très satisfait de mon effet. Chat me semble terrifié. Il regarde Rocher Oreille ; Rocher Oreille qui fait résonner sa voix pour me faire entendre d’Homme Montagne et de Lion de Pierre. Ce que Chat dans l’Arbre  finit par admettre, une fois que j’ai réussi à le calmer. C’est du moins ce que j’espère. J’ai tant d’espérances contraires. Puis je tente à nouveau de lui expliquer ce que c’est qu’un lion ; que demain il verra lui-même Lion de Pierre. Il constatera. Il m’écoute, un air décontenancé sur le visage. Il approuve, l’air désorienté. De temps en temps le vent déplace une mèche de ses cheveux qu’il relève d’un geste de la main, rejetant la tête en arrière. Pas étonnant que Lune d’Argent le trouve à son goût, avec son long visage expressif, son sourire et ses  yeux noisette. Et cette espèce de grâce quand il rejette ses cheveux d’un geste léger. La nuit a  porté conseil. Faisons nous quelques chose de juste ? d’utile ? qui aura un résultat favorable ? je ne peux l’affirmer. Et lui non plus. Mais cette incertitude ne s’oppose plus à ce que nous préparons. Mieux. Chat m’a aidé à monter un plan. Le coup des mèches en l’air et de l’étoupe, c’est lui. Les incantations de Dame qui Chante, c’est lui aussi. Et il veut que je reprenne sa hache. Par contre il n’est pas d’accord pour apparaître à mon coté lors du spectacle. Non par peur, mais avec raison. Si les gens de la bande se rendent compte qu’on est ensemble depuis le début ça va faire jaser. J’aurais préféré la nuit noire. Il y aura pleine lune. Tant pis ! je me lève, rassemble mon propulseur et mes javelines, relève les pans de ma tunique et emprunte le chemin de la descente vers le campement.

Si je les ai surpris, c’est parce j’ai emprunté un trajet qui me semble plus commode, traversant une dalle plate de pierre et une zone de rares buissons de petite taille. Je m’y suis arrêté un instant pour fouiller la pente du regard. J’allais repartir quand j’ai perçu un mouvement dans la végétation, en contrebas. C’est trop violent et bref pour un coup de vent. Quelqu’un a pris appui sur un arbuste et l’a violemment secoué. Et un autre a protesté vivement, mais discrètement. Cela m’a donné à penser, aussi je suis resté dissimulé. Je ne pense pas qu’ils soient en chasse. Ou alors c’est moi le gibier. Je les distingue mal dans la végétation. J’en compte cinq, portant tous javelines et propulseur. J’attends un petit moment et je reviens sur mes pas. Je les suis à l’oreille et je modère mon allure jusqu’au moment où je me rends compte que, s’ils me cherchent, je dois aller beaucoup plus vite et les dépasser en faisant un large écart. Cela me permettra de choisir un endroit commode pour la surveillance et éventuellement  l’attaque. Quand j’arrive sur le parvis de Rocher Oreille Chat est en train de sommeiller à l’ombre du grand arbuste sur la peau de lion que je lui ai laissée. Je lui saisis doucement l’épaule que je secoue. Il se réveille avec un petit cri, me lance un regard affolé et se redresse à moitié. Il me faut un petit moment pour lui faire comprendre la situation. Il y a cinq hommes qui montent vers le sommet, avec une discrétion suspecte.
Notre position est commode. Nous pouvons voir les alentours, reprendre facilement pied sur le parvis de Rocher Oreille et rester dissimulés dans la petite grotte ou derrière le gros arbuste pour une attaque surprise. S’ils suivent la ligne de crête ils sont à portée de javeline au débouché. Ils peuvent emprunter un passage en corniche étroite en face du Rocher Oreille et alors leur situation est encore plus défavorable. Mon raisonnement vaut pour des gens qui connaissent les lieux. Du coup je suis surpris. C’est par le bas qu’ils arrivent. Ils ont sans doute été attirés par le bruit de l’eau qui ruisselle sous notre abri.

Ils se sont arrêtés, ont scruté longtemps les lieux de dessous un arbousier puis ils se sont assis autour de l’œil de l’eau pour boire et se rafraîchir le visage. Je reconnais parmi eux un grand maigre aux yeux pers dont la présence ne me dit rien qui vaille ; c’est Milan, l’aîné des frères d’Algue Verte, la mère d’Ecureuil. Il y a aussi son frère, Tête sous les Nuages, encore bien plus grand et efflanqué, et qui ne vaut guère mieux. Je reconnais Anguille, le frère aîné d’Ecureuil et deux des fils de ses  tantes maternelles, Corbeau Œil Rouge et un tout jeune dont je ne retiens jamais le nom.
La nuit tombe rapidement, le soleil ayant passé depuis longtemps la crête. Il fait trop sombre pour qu’ils s’aventurent dans ce terrain pour eux inconnu. Ils me donnent raison en préparant leur campement auprès de la fontaine. Faible réconfort ; je préfèrerais connaître leurs intentions. Après un temps infini de réflexion j’entraîne Chat  hors du parvis pour pouvoir prendre les dispositions nécessaires. C’est compliqué. Il serait facile de les surprendre pendant leur sommeil mais je ne me vois pas tuer cinq hommes, dont Corbeau et Anguille, jeunes tous deux mais de valeur reconnue et d’un grand savoir faire. De plus il y a un risque de déclencher une guerre intestine qui sera fatale pour la bande. Il nous faut palabrer un long moment pour monter un plan.
Quelques nuages passent dans le ciel, mais cela n’empèche pas la lune d’éclairer suffisamment le paysage. Les cinq autres dorment, inconscients de ma présence, éparpillés sous les fourrés. Je suis descendu sur le petit plat où s’épanche l’eau de la fontaine. J’ai mis longtemps ; aussi longtemps qu’une couleuvre, et sans faire plus de bruit. J’ai examiné sans relâche, profitant des moments de clarté et fait le tour des cinq dormeurs. Je suis revenu vers celui qui se trouve être le plus près de l’accès au parvis. Je ne distingue pas son visage, mais il dort, confiant. Il s’est calé un peu à l’écart entre deux pierres rondes. Il doit être fatigué car je l’entends ronfler doucement. Je suis là, et j’attends le bon moment. Et je me demande si Chat se décidera enfin. La lune passe lentement dans une bande de ciel dégagé. On y voit comme en plein jour. Une chouette hulule, un renard jappe quelque part dans l’ombre, un léger vent anime le feuillage, l’homme, que je pourrais toucher de la main, dort sans méfiance. J’attends et je me laisserai presque aller à m’assoupir moi-même lorsque Rocher Oreille commence à gronder d’une voix démente. Ce qui a pour résultat de faire bondir mon dormeur. Au moment où il se dresse je lui donne un coup de poing derrière la nuque et il s’affaisse gentiment. Je lui saisis la tête, tenant une main sur sa bouche et l’entraîne dans le maquis vers le parvis de Rocher Oreille. L’homme est léger, j’ai l’avantage de connaître les lieux et, dans le vacarme que fait Chat, les exclamations et les bruits divers que font les autres j’y parviens sans peine. Une fois arrivé je ficelle mon bonhomme comme un sanglier abattu et je le bâillonne. Puis je m’avance autant que je peux sur le bord du parvis pour voir ce que font les autres. Ils ont fini par reprendre quelque sang-froid, maintenant que Chat a cessé ses hurlements. Je peux les voir se rapprocher les uns des autres, et se compter… quatre. Je les entends appeler à voix basse « Belette… Belette… » mais le jeune Belette ne répond rien, et pour cause. La lune commence sa chute dans la mer. Bientôt on n’y verra plus rien. Je charge le jeune Belette sur mon dos et suivi de Chat je monte vers la crête.
J’entreprends l’interrogatoire, avec douceur et précaution. Effrayé le jeune homme nous dirait que ce que nous voulons entendre.
- Qui c’est qui commande ? Belette fait une moue, hausse les épaules. Il me prendrait pour un bénêt ? je me demande s’il ne faut pas le secouer. Je pose la question différemment.
- Qui a eu l’idée de monter ici ?
- C’est Milan. Il a dit que Chat et toi étiez dans la montagne et qu’il fallait aller vous chercher. D’un « et alors ? » je pousse Belette à continuer.
- Milan a dit qu’il fallait vous trouver et vous demander si vous savez où est passé Ecureuil.
- Comment il sait que Chat est ici ?
- Il dit que vous jouez la comédie… et puis j’ai vu Chat dans l’Arbre, ce matin.
- Ah bon… qu’est ce qu’il faisait ?
- Il parlait avec sa mère… elle lui a donné quelque chose et il est reparti dans le maquis.
Le gamin a du entrevoir Chat au moment où il est descendu pour me chercher une médecine.
- Tu as dit tout ça à qui ?
- A Milan… il demandait si quelqu’un t’avait vu… ou avait vu Chat dans l’Arbre. Je laisse glisser. Je peux me flatter d’avoir donné à Milan des arguments, avec mes gesticulations diverses. Il pouvait m’appeler, Milan… il savait plus où moins comment me retrouver. Un silence suit, le temps pour moi d’ordonner le trop plein d’idées que j’ai en tête. Il a un grief envers moi, Milan. C’était il y a trois cycles de saisons. Je venais à peine d’arriver dans la tribu et j’avais les faveurs d’une femme qu’il a voulu me disputer. Nous nous sommes battus et je sais qu’il a la rancune longue, le maigre. La femme lui avait signifié sa préférence pour moi. Quand nous sommes partis elle est restée de l’autre coté de la mer où elle vit avec un nouveau mari et Milan m’en veut encore. C’est dire l’inconséquence de l’homme. Serait-il décidé à préparer une bataille pour un motif aussi futile, sans souci de l’avenir de la bande ? je ne veux pas le noircir, le tordu, mais je le sais capable de manigances. A mon idée il a rassemblé la petite troupe pour retrouver Ecureuil mais il a un tout autre objectif auquel il pense préparer les esprits. Il lui faudra sans doute des arguments forts pour convaincre quelqu’un comme Corbeau, ou même Anguille. Il peut aussi essayer d’envenimer les choses autant que possible afin de compromettre et entraîner les quatre autres.
- Qu’est ce qu’ils pensent de tout ça, les autres ?
Belette me regarde d’un air penaud. Il ne sait que répondre. Ce qui achève de me convaincre que le vrai danger est dans la capacité de nuisance de Milan. Chat dans l’Arbre me semble du même avis. Du moins je n’ai pas de mal à le persuader que nous devons garder cette idée en tête à tout moment et dans le même temps tout envisager et tout faire pour éviter que quelqu’un ne soit tué. Nous en savons assez. J’enveloppe Belette sous un pan de ma peau de lion et, dans le noir, le sommeil me fuyant, je poursuis mes pensées avec en moi la vision d’un homme gesticulant au bord de l’abîme, les yeux bandés.

J’ai parfois l’impression d’être très particulier. Ou plutôt je me demande à de certains moments si les autres ont comme moi des insomnies peuplées de rêveries de mots et de sons avec l’impression de voler comme l’aigle frôle les crêtes. C’est ce qui m’arrive cette nuit alors que je devrais être uniquement attentif à ce que je dois dire et faire demain. Ainsi le temps passe dans un noir de charbon où pointent les étoiles comme autant d’étincelles et moi je suis leurs mouvements avec dans la tête des enthousiasmes d’enfant, le rythme des tambours, les crépitements des crécelles, la plainte des rhombes et les voix des récitants des cérémonies. Point de place à ces moments pour cette jeune fille qui me poursuit, en de certaines circonstances, cachée sous sa mante, dans une lande de bord de mer.  Ma poitrine est trop pleine ; elle éclate de vie et sans m’en rendre compte j’arrive au moment où je me rendors avec une légèreté de plume. Et comme toutes les fois de ces fois là je me réveille léger comme si tout ce qui m’agitait la veille ne pesait plus à mon cœur. J’ai, alors qu’une lueur rougeoyante pointe par-dessus la crête une vision claire de ce qui peut se passer et sans cesse je me passe et repasse dans mon esprit ce que je sens de ce qui devrait arriver.
Bien ! Milan va monter avec les trois autres sur le parvis. Tout impatient qu’il soit il sait que si un homme peut éviter une javeline, il peut difficilement se tirer d’affaire face à quatre tireurs. La qualité ne fait rien à l’affaire si la cible n’est pas à plus de quelques pas. Ainsi je m’imagine face à une salve de quatre tirs. Une fois moi blessé, Chat ne pèsera pas lourd. J’en étais resté là, avant de me rendormir. Mais je me dis maintenant, alors que la lueur rouge s’étend dans la nuit et révèle les noires lignes de crêtes lointaines que Milan compte peut être à tort sur ses trois compagnons. Mettons qu’il ait totalement l’appui de son frère. Tête dans les Nuages n’est pas des plus puissants ou habiles et il a du mal à poursuivre un but. Les deux autres sont plus dangereux. Corbeau est fort et rapide. Anguille n’a pas la carrure de son frère, par contre il est pareillement déterminé, s’il croit bien faire. Voilà le cœur de la question : croient-ils bien faire, l’un et l’autre ? je m’imagine les voir arriver sur le parvis. Milan porte une javeline en fausse garde à sa main droite, prêt au jet mais tentant de ne pas paraître menaçant. Tête dans les Nuages ne sait qu’en faire, de ses armes ; je le vois : il les tient à deux mains parallèlement au sol. Les deux autres les pointent vers le bas, hampes couvertes par le dos de la main et l’avant bras, voire les déposent sur le sol à leur arrivée. Et je me dis que j’ai eu là une vision bien commode. En conclusion, je saurais immédiatement dès qu’ils déboucheront sur le parvis, à leurs attitudes, quelles sont les dispositions des uns et des autres. Je dois être pleinement rassuré parce que je me rendors encore une fois avant l’arrivée du soleil.
Bien sûr ça ne s’est pas passé tout à fait comme je l’avais prévu. Le soleil s’est levé depuis un moment et nous avons partagé ce que nous avions comme provisions. Je suis tellement certain de moi que je vais au bord du parvis et, penché autant que possible vers le bas de la roche j’appelle « Corbeau… Corbeau… » et j’attends un moment. D’abord il ne se passe rien. J’appelle à nouveau à plusieurs reprises « Corbeau… Corbeau… ». Il faut que j’appelle encore une fois ou deux avant que Corbeau ne se montre. Il se tient droit, le regard fiché dans mes yeux. Campé sur ses jambes robustes, tête forte, épaules larges et épaisses il est impressionnant, même pour moi. Je n’ai pas envie de traîner. Je ne veux pas donner l’impression que je joue à l’innocent.
- Je sais ce que vous cherchez, Corbeau… il vaut mieux en discuter face à face.
L’homme m’a l’air décontenancé. C’est vrai que je lui ai donné la préminence sur ses oncles maternels.
- Où ils sont, les autres ? Corbeau fait un geste que j’ai du mal à interpréter. Je répète ma question. Il fait un geste vague vers les arbustes au bord du plat où coule la fontaine.
- Montez… vous ne risquez rien. Il fait un geste avec la main qui tient les javelines à l’intention de ses compagnons ; qui se gardent de se montrer. Je les comprends un peu. Ils sont en position très défavorable, en contrebas, à portée de javelot.
- Montez... vous ne risquez rien. Anguille sort de son abri, et prend place à coté de son frère. Ils portent tous deux leurs javelines à la main.
- Et Milan ? un moment passe. Corbeau disparaît derrière un arbuste. Il y a des bruits de voix, des protestations, et puis Milan et Tête dans les Nuages sortent eux aussi des arbustes suivis par Corbeau. Les quatre hommes sont tout à fait vulnérables sur ce petit plateau. Milan a l’air très nerveux, tout prêt à plonger dans la végétation. Aussi je me montre autant que je peux, torse nu, et totalement désarmé. Enfin Corbeau se décide.
- Comment on fait pour monter ?
- Vous allez vers le rocher rond à gauche… derrière il y a un passage. Vous arriverez à un  parvis… nous serons tous les trois au fond. Belette est avec nous.
Ils ont du mal à se décider et j’entends discuter. J’ai demandé à Belette de s’asseoir. Je suis debout derrière lui, Chat à mon coté, toutes les javelines et armes diverses à nos pieds. La configuration des lieux fait que nous sommes dos au précipice. Ce n’est pas très favorable mais je veux qu’ils nous voient le plus tôt possible. Des bruits de pas se font entendre dans la montée. Il  y a encore des palabres et puis Corbeau se montre. Quand il se rend compte que nous voulons donner des preuves de bonne volonté il débouche de derrière un arbuste et se place face à nous, à trois pas de l’accès. Puis il appelle.
- Anguille… aho… monte… et Anguille, constatant lui aussi que nous ne menaçons pas prend place à coté de son frère.  Après de nombreux appels Milan et Tête dans les Nuages se montrent eux aussi et se placent auprès des deux autres. Milan tient deux javelines dans la main gauche, et une dans la main droite, prête à venir à l’épaule. Tête dans les Nuages a mis les siennes derrière la nuque, avant bras en appui sur les hampes. Nous restons un court moment, face à face, à quelques pas les uns des autres. Je ne sais comment commencer. Il faut faire quelque chose parce que Milan résiste mal au silence. Je fais « heu… » mais je n’ai pas le temps de dire un mot. Je ne sais pas ce qui lui prend, à Milan. Il se met à gémir, à grommeler je ne sais quoi, d’un ton aigre et faible je dirais, comme pour s’encourager à faire quelque chose. Dans le même temps il porte sa javeline à l’épaule, dirigée droit vers moi et s’avance avec ses drôles de petits cris, mais ne s’approche pas à moins de quatre pas. J’aimerais bien que Corbeau et Anguille se décident à interrompre ses grimaces, au grand maigre, parce que je ne sais ce qui pourrait se passer en cas d’attaque, et comment nous nous en tirerons, Chat et moi. Je regrette un moment de ne pas avoir abattu les quatre hommes au moment où cela m’était possible. Milan couine toujours tel un lièvre pris au piège en continuant à gigoter devant moi mais sans s’approcher. Il ne sent pas encouragé par l’attitude des trois autres. Tête dans les Nuages porte toujours ses sagaies derrière la nuque, l’air pas du tout intéressé par ce qui se passe. Les deux autres semblent gênés par les singeries de Milan qui continue à geindre et à psalmodier je ne sais quoi. Il m’arrive de distinguer un mot ou deux et j’entends à plusieurs reprises « ‘Ecureuil… Ecureuil… » pendant qu’il continue à dansoter puis à un moment, toujours couinant il cède à sa propre excitation, accélère sa danse, s’approche davantage, lance un coup de javeline, s’approche encore, lance un autre coup de javeline et moi, d’un geste réflexe je me penche pour l’éviter. Et j’ai bien fait, parce qu’il était tout près de me ficher sa pointe dans la poitrine. Il s’avance encore et au moment où il va reculer le bras pour frapper à nouveau, sans réfléchir je l’attrape par le poignet et je le tire en avant. Je le tire si violemment que ses pieds décollent du sol et qu’il tombe sur la partie de la roche qui va en arrondi vers le vide. Il dérape sur le ventre en poussant un cri d’épouvante. J’ai l’impression de l’avoir lâché et qu’il va s’écraser sur le sol de la fontaine mais je me retrouve avec en main son poignet et alors je serre comme un fou. Nous sommes en mauvaise position parce que je tombe aussi, sur les genoux, puis sur le ventre et je commence à glisser sur la surface râpeuse. Et je m’entends pousser un cri d’effroi. Puis je ne sais pourquoi la dégringolade s’arrête et nous restons en équilibre tous les deux. Je veux en profiter pour remonter mais au moindre de mes mouvements la glissade reprend. En tournant la tête pour voir les autres je me rends compte qu’ils sont comme saisis par je ne sais quel enchantement alors je crie « à l’aide… à l’aide… ». C’est Chat qui réagit le premier, s’allongeant sur le sol et prenant une de mes chevilles dans ses mains, puis Corbeau faisant de même pour mon autre cheville, et Anguille pour finir agrippant les pieds de son frère. Et là je sens que je peux commencer à bouger sans risque. Milan attrape mon autre poignet et je commence à le tirer en même temps que je rampe en arrière, aidé par Corbeau et Chat, avec comme spectacle l’expression de panique sur le visage du grand maigre et la sensation de laisser toute la peau de mon ventre sur les aspérités de la pierre.
Plus tard, alors que je reprends mon souffle et mes esprits je me tourne vers les autres qui se tiennent autour de Milan gîsant sur le sol. C’est Tête dans les Nuages le plus actif. Il gifle à tour de bras son frère. Je me rends compte là qu’à moi-même ont fait défaut quelques moments de lucidité dans le drame qui nous a lié, Milan et moi. Je me lève et sur mes jambes flageolantes je vais aux renseignements. Un instant me suffit. J’ai déjà vu ça. Le grand maigre ne respire plus. Il a un teint grisâtre. Ses yeux sont révulsés dans ses orbites creuses. Il va mourir si on ne fait rien. Et les autres ne comprennent pas la situation. Je me penche vers lui, enfonce mes doigts dans ses joues pour déverrouiller ses dents bloquées par la peur et, une fois la bouche ouverte je lui pince au fond de la gorge la langue pour la ramener vers l’avant.  Ce qui n’est pas facile, d’autant que dès que je relâche ma pression sur les joues il me mord les doigts. Puis peu à peu il cède, sa langue revient en position normale et il recommence à respirer. Moi, je reprends possession de mes doigts en sang et de toutes les douleurs de mon corps malmené. Il me doit une fière chandelle, Milan, et je me demande si je ne regretterai pas de lui avoir sauvé la mise. C’est ce que j’ai le temps de penser avant de m’écrouler sur les fesses, tremblant de tout mon corps. Je ne sais combien va durer ce moment de prostration mais je sors épuisé de la séance. Les autres sont assis, anéantis comme moi. Milan est allongé à mon coté. Et là je me rends compte que le grand maigre pue autant que peut puer une colique de sanglier. Il gît sur le sol du parvis, gémissant et trépidant dans son dégueulis et sa merde. Je me lève et m’éloigne d’un pas incertain.

Finalement les bêtises de Milan nous ont été favorables. Ou du moins ont facilité les choses. En premier lieu, il n’a pas été question, entre ceux de la famille d’Ecureuil, Chat et moi de quoique ce soit, après avoir… mais le mieux c’est de raconter comment ça s’est passé. C’est Corbeau, ayant jugé sans doute qu’il était temps, après les fatigues et les peurs de la matinée qui nous a demandé, à Chat et à moi, ce qu’il en était d’Ecureuil.

Je ne cherche pas à dissimuler quoique ce soit.
- Ecureuil, il lui est arrivé ce qui est arrivé à Milan ce matin. Malheureusement on n’a pas pu le sauver. Il est tombé sur les rochers. Anguille garde les yeux au sol. Corbeau fixe les siens dans mon regard.
- On pourrait en savoir davantage ? c’est Anguille qui a parlé ; et c’est moi qui réponds.
- Voilà… j’étais là où tu es maintenant quand j’ai entendu crier. J’ai d’abord cru que c’était Rocher Oreille. Et puis je me suis rendu compte que les voix venaient des rochers en face… ceux là. Je lui montre les rochers du doigt. Corbeau me dit
- Rocher Oreille ? Je me tais un moment. Comment expliquer d’un seul coup Rocher Oreille, Lion de Pierre, Femme qui Chante ? autant montrer ce que peut Rocher Oreille.
- Attends…
Je me place auprès de la grande roche plate et je commence à rugir en y mettant toute mon énergie. Tout le monde sursaute. Corbeau va et vient sur le parvis, Anguille s’est figé, une javeline prête au jet, Tête dans les Nuages sautille de ci de là, Belette regarde dans toutes les directions en même temps et Milan se recroqueville encore plus sur son siège en gémissant.
- C’est ça, Rocher Oreille, quand il te prête sa bouche. Et si quelqu’un parle dans sa direction, même de loin, si tu es sur le parvis tu entends tout ce qui se dit. C’est un esprit qui nous permet de lui parler, d’entendre. Après cette démonstration Corbeau et Anguille n’ont pas le cœur à discuter.
- Et Ecureuil ?
- Comme je vous ai dit… j’ai entendu des voix et puis j’ai vu deux jeunes gens qui se disputaient sur le rocher en face. Du moins je pensais qu’ils se disputaient. J’ai reconnu Chat et Ecureuil. Mais ils ne se disputaient pas… Ecureuil pleurait et Chat voulait le consoler. Et puis Ecureuil s’est éloigné de Chat, lui a crié quelque chose que je n’ai pas compris. Chat a voulu le prendre dans ses bras mais Ecureuil l’a repoussé, puis il a commencé à reculer au bord de la roche en criant je ne sais quoi, Chat lui a crié « attention… attention… » mais c’était trop tard, il a glissé comme l’a fait Milan, et Chat n’a rien pu faire pour lui. Je pense que Chat vous dirait la même chose. D’un signe de tête Corbeau demande confirmation à Chat.
- Il était amoureux de Fleur… elle l’a rejeté à plusieurs reprises… il était désespéré. Un jour il est parti tout seul dans le maquis et je l’ai suivi. Il est monté sur ce rocher et j’ai eu peur de ce qu’il pouvait faire. Je suis monté aussi pour tenter de le raisonner mais tout est allé de travers. Pour la suite, c’est comme dit Lion.
- Et où il est ?
- Là où il est tombé. Nous avons recouvert son corps de pierres. Autant y aller, si vous voulez le voir.
Corbeau et Anguille acquiescent, Milan reste silencieux, Tête dans les Nuages se tient près de lui, absent à tout ce qui n’est pas son frère.
Nous avons découvert la dépouille d’Ecureuil. Le corps était intact, protégé par les pierres que nous avions posées dessus. Il portait son bracelet de guerrier en nacre et sa tunique en peau de daim. Mû par je ne sais quelle inspiration j’ai demandé à Corbeau si on pouvait prendre sa chemise. Il a dit que là où il était il n’aurait plus froid. C’est un curieux homme que Corbeau, à faire des réflexions comme ça. Il a pris aussi le collier et me l’a tendu. J’étais gêné de dépouiller complètement le pauvre Ecureuil. Je me suis défait de mon collier en dents de lion et je l’ai déposé sur la poitrine d’Ecureuil. Et puis nous sommes repartis après avoir remis en place les pierres. Ecureuil pourra dormir en paix à l’ombre de Rocher Oreille, il nous servira d’intermèdiaire auprès des esprits.

Nous sommes descendus directement par la vallée inconnue. Nous marchions sans un mot, intimidés par des apparitions dont nous ne savons encore quoi attendre. Par moments la forte silhouette d’Homme Montagne apparaissait, perçant de la tête un gros nuage. Au fond de la vallée coulait un ruisseau. Nous avons cherché une vasque. Là nous avons lavé Milan et ses affaires. Il nous a laissé faire, complètement prostré. Puis nous sommes repartis et, arrivés dans la forêt qui occupe la vaste plaine entre les collines nous avons bifurqués vers notre campement. Avant d’arriver, dans la plaine du bord de mer, là où se livre à la mer le ruisseau, j’ai demandé à mes compagnons une halte. Et là je leur ai parlé de ce qu’il convenait de faire.

- Pour moi,  Ecureuil est mort d’un accident et c’est tout. Je ne réclame rien. Anguille a pris la parole pour confirmer ce que disait son frère. Belette a acquiescé.
- Ce n’est pas tout ce que je veux dire.
Milan est assis la tête entre les genoux, Tête dans les Nuages ne parait pas intéressé par notre discussion, alors je m’adresse aux trois autres. Et je recommençe avec eux la discussion que j’ai eue la veille avec Chat… tout ce qui concerne Rocher Oreille, Lion de Pierre, Homme Montagne et ma révélation de Femme qui Chante. Corbeau m’écoute, les yeux fixés ailleurs. Je crois que toutes ces affaires d’esprits lui sont étrangères. Il ne demande même pas d’éclaircissements sur ce qu’est un lion. Il m’a entendu en parler une fois et cela lui suffit. Anguille des à peine plus curieux. Je suis un peu découragé par l’attitude des deux guerriers mais j’ai continué. Comme je me prépare à une longue discussion je m’assieds sur mes talons et quand les autres en font autant je repends la parole. Je dois me contenter d’un assentiment muet de Corbeau. Pour sa part Anguille dit
- Tu as peut être raison… fais à ta guise. C’est une maigre satisfaction. Corbeau a ajoute
- nous t’aiderons et Anguille acquiesce.

Tout a été à nouveau soigneusement préparé. J’ai retranché quelques manœuvres destinées à étonner la communauté. Donc pas d’apparition bruyante, pas d’effets de feu dans ma barbe et mes cheveux, et pas de gesticulations. Par contre mes trois aides ont recruté parmi les femmes, et tous se sont répandus auprès de leurs familles et connaissances et m’ont aidé à préparer la cérémonie.

Algue Verte, la mère d’Ecureuil est assise à l’entrée de l’abri qu’elle partage avec sa sœur. Après les salutations d’usage je lui tends un poisson que j’ai pêché tôt dans l’après midi. Un gros poisson qui frétille encore, et qui apparemment est le bien venu. Nous parlons de la pluie et du beau temps, de l’absence d’Ecureuil… et pour finir je lui tends la chemise ensanglantée et le bracelet de nacre de son fils en lui répétant que nous les avons trouvés dans le maquis. Je luis dis aussi que par contre mon collier en dents de lion à curieusement disparu. Sans doute l’esprit d’Ecureuil l’a-t-il emporté ? Algue pleure, crie, griffe ses joues. Les gens accourent, s’informent, tâtent la chemise, manipulent le bracelet, se font répéter encore et encore et Algue répète ce que je lui ai raconté. Ça finit par faire un boucan énorme mais je continue à broder. On peut supposer qu’Ecureuil ait été choisi pour nous servir d’ambassadeur auprès des esprits qui règnent dans ce lieu où nous venons d’arriver. Tout ce que je raconte prend du temps et je recommence et recommence mes explications sur Homme Montagne, Lion de Pierre, Rocher Oreille, Femme qui Chante. Et je raconte encore et encore mon rêve de Femme qui Chante et les psalmodies qu’elle m’a enseignées. Algue Verte reprend peu à peu ses esprits mais elle reste prostrée. J’ai bien du mal à lui faire admettre que c’est à elle de faire, avec la tunique d’Ecureuil un bouclier tambour orné du bracelet qui rendra les sons agréables aux esprits du lieu et nous permettra de communiquer avec eux. Trois ou quatre femmes se proposent pour l’aider, l’une apportant de l’osier sec, l’autre –c’est la femme de Corbeau- une queue d’écureuil à coudre en bordure, la troisième revenant avec une boule d’ocre sèche.  Je dis que ce sera un bon tambour mais qu’il faut faire vite. Les esprits du lieu s’impatientent. Je les quitte pour préparer la réunion du peuple. Le lendemain, aux aurores, le bouclier tambour est prêt. Algue y cousu sur le pourtour les écailles de nacre du bracelet de guerrier d’Ecureuil, ce qui est du plus bel effet. C’est à mon avis un bon présage.

Tout le monde est monté en silence. Moi, je suis resté seul sur le parvis de Rocher Oreille pendant que les autres bifurquaient vers le rocher où Ecureuil a trouvé la mort. J’ai allumé un feu de petit bois entre deux pierres et j’y ai jeté des graines odarantes mêlées de graisse de cire et de miel. La fumée montait au ciel avec ses senteurs agréables aux Esprits pendant que les gens s’installaient. Pour commencer j’ai rugi plusieurs fois. J’ai  glapi comme le renard et j’ai grogné comme le sanglier. J’ai appelé au nom de Femme qui Chante. Dans un premier temps les membres de la communauté ont été surpris et inquiétés par la voix de Rocher Oreille, puis Chat et les deux autres ont fini par les rassurer. De mon poste j’ai entendu Chat réclamer le silence et à nouveau expliquer à quelle cérémonie nous allions procéder. Au signal de Corbeau j’ai commencé à psalmodier.  
« Femme qui Chante prête moi ta voix… prête moi ta voix pour faire venir les humains auprès de toi » et je crie « écoutez écoutez le message de Femme qui Chante »

Je me balance sur mes talons, face à Rocher Oreille, je fais rouler l’Esprit du Tambour et je commence à psalmodier avec la voix de Femme qui Chante. Avec sa voix aigre je chante
« Les ancêtres sont tristes
Les Maîtres des Animaux sont irrités
Les humains ont rompu le lien
Les humains ont rompu le lien
Le ciel est noir
La lune est en colère
Le soleil est inquiet
Les humains ont rompu le lien
Les humains ont rompu le lien
Le bouclier des ancêtres a été souillé
Les hommes auront faim
Les femmes auront faim
Les enfants auront faim
Les humains ont rompu le lien
Les humains ont rompu le lien
Les animaux ont fait alliance contre les humains
Ils ne veulent plus se donner aux humains »
Je psalmodie de toute ma voix, roulant le Tambour, face à Rocher Oreille qui me prête sa bouche et longtemps je n’ai comme répons que celui de Chat, d’Anguille et de Corbeau. Ils font de leur  mieux pour entraîner la communauté regroupée de l’autre coté du vallon, sur le vaste rocher où Ecureuil a trouvé sa fin.  Je répète en vain de multiples fois mes appels aux Esprits et la longue attente de l’accompagnement de tout le peuple m’est pénible au point que parfois m’assaille la tentation d’abandonner. Et puis à un moment me parvient  un murmure, celui des voix des plus vieux qui commencent à reprendre mes incantations. Alors je chante aussi fort que je peux, et Chat me suit dans mon effort, puis d’autres qui se joignent à nous. Puis peu à peu le peuple entier s’y met et pour finir je sens que tout le monde commence à avoir foi en mes incantations, et c’est bien ainsi, parce qu’il faut que le peuple en son entier ait soif d’une alliance avec les Esprits de ce lieu étrange. Alors je recommence et recommence sans cesse la mélopée.
« La faim et la maladie de langueur gagneront les hommes
Les humains doivent rétablir le lien
Les humains doivent rétablir le lien
Faites la cérémonie
Invoquez les Esprits
Homme Montagne Lion de Pierre
Moi Femme qui Chante vous le dis
Une cérémonie avec la voix de Rocher Oreille
Pour Homme Montagne pour Lion de Pierre
Un bouclier nouveau »
Là je m’arrête un instant, pour apprécier le volume des murmures qui m’accompagnent puis je me remets à chanter, d’une voix de tête.
« Je suis Femme qui Chante
Femme qui Témoigne
Je témoigne
Trois guerriers sont partis dans le maquis
Sur le vent de Rocher Oreille
Deux sont revenus
Trois sont partis
Deux sont revenus
Dans la montagne ils sont partis
Un devant
Deux derrière
Ils ont parcouru cette terre nouvelle
Terre d’Homme Montagne
Terre de Lion de Pierre
Terre de Rocher Oreille
Terre de Femme qui Chante
Celui qui est resté
A fait alliance
Il a la bouche de l’Esprit
Par la voix de Rocher Oreille
Femme qui chante parlera
Pour Homme Montagne
Pour Lion de Pierre
Homme Montagne Lion de Pierre
Réclament la cérémonie nouvelle
Réclament un bouclier nouveau
Taillé dans la chemise de daim
Orné du collier de nacre
Orné de la queue d’écureuil
Pour supplier une alliance avec Homme Montagne
Pour supplier une alliance avec Lion de Pierre
Par la bouche de Rocher Oreille deux parleront
L’autre est resté dans la montagne
Pour l’alliance dans les nuées de la montagne
Pour l’alliance il regardera la mer
Pour l’alliance il regardera les montagnes de la nouvelle terre
Le peuple des humains respectera l’alliance
Il fera sonner le bouclier de peau de daim
En gage d’alliance
Pour purifier la Pierre de la Parole
Avec le bouclier de daim
Il fera la cérémonie d’alliance face à Rocher Oreille
Avec le bouclier de daim »
Je m’arrête encore. Je désigne d’un ample geste le lieu ou le soleil se lève et tel le lion je rugis, puis, très lentement celui où il se couche et je grogne comme le sanglier, puis le lieu de l’ombre permanente et je brame comme le cerf, et son opposé et je hurle comme le loup, puis le plus haut du ciel et je glatis comme l’aigle, enfin le ventre de la terre et je crache comme le lézard. Et je m’arrête. Et puis ça s’anime, en mains qui claquent les unes contre les autres ou sur les flancs, en pieds qui battent le sol, ce tintamarre accentuant la rumeur qui monte, rythmée par les claquements de mains et les répons repris par la foule. Et c’est une excellente cérémonie pour finir qui dure et dure. Quand je sens la fatigue venir je me tais. Alors peu à peu le silence se fait, scellant l’alliance avec les Esprits de ce lieu nouveau. Bientôt, contrastant avec les clameurs passées ce silence pèse à tout le monde et je reprends, avec la satisfaction d’entendre les autres, alignés sur le rocher en face qui reprennent encore plus fort mes incantations et je me sens heureux parce que je sais maintenant que notre cérémonie est une bonne cérémonie et qu’elle est écoutée des Esprits. Et c’est moi qui mène ce chant, alors je force encore ma voix jusqu’à atteindre les sommets et les crêtes de la double vallée. Pendant ce temps je peux voir que Chat a commencé à faire circuler dans le peuple le collier tout neuf qu’Anguille a fait pour moi avec les griffes des peaux de lion. Tout le monde doit le toucher.
« Esprits, écoutez la voix de celui parti dans la montagne
Il purifiera la Pierre de la Parole
Avec le bouclier de daim
Orné de la queue d’écureuil
Orné du collier de nacre
La Pierre de la Parole purifiée
Tous iront à Homme Montagne
Prendre une pierre
Chacun sa pierre
Tous iront à Lion de Pierre
Prendre une pierre
Chacun sa pierre
Pour faire alliance
Tous face à Rocher Oreille
Il répèteront les incantations agréables aux Esprits
Toute l’assemblée réunie face à Rocher Oreille
Faisant résonner le Bouclier Tambour
Et l’alliance sera faite...
Et le lien sera rétabli
Les Esprits satisfaits
Donneront leur accord.
Ainsi !»
La fumée du sacrifice aux Esprits monte encore vers le ciel mais la cérémonie est terminée avec les dernières incantations et les derniers roulements de tambour et tout le monde rentre au campement. Avant de nous disperser, au centre du plus vaste emplacement occupé par la communauté Chat me met le collier en griffes de lion honoré par tout le peuple au cou et chacun s’en va à ses affaires. Je me doute que quelque part la disparition d’Ecureuil suscite des interrogations ; mais qui pourrait intercéder pour nous à sa place auprès des Esprits de cette terre ? et puis il faut bien se nourrir. Les chasseurs préparent les épieux. Des jeunes gens ont signalé la présence de phoques sur les rochers, face à la mer. Un peu au-delà Coq et Renard déambulent en gesticulant. Sur le chemin ils ont essayé de coincer Chat et il y a eu une bousculade que Corbeau et Anguille ont tôt arrêtée. Maintenant ils se montrent Chat du doigt, se dirigent vers lui, un œil dans leur dos. Quand je fais mine de m’intéresser à eux ils tendent soudainement la main vers la mer et retournent sur leurs pas tout en s’invectivant. Si j’entends bien il s’agit du meilleur endroit pour pêcher la murène. Pas de quoi s’étriper mais on dirait qu’ils se disputent toujours sur le chemin de la petite anse sablonneuse. Pour finir les deux hypocrites disparaissent derrière la ligne de tamaris. Je me dis qu’ils sont à surveiller pour ces quelques jours. S’ils continuent leurs manigances je saurais bien leur faire dire ce qu’ils ont en tête. Pour le moment j’ai mes propres occupations. J’ai été invité par Chat. Il a aménagé pour lui et Lune Claire, que tous les jeunes guerriers convoitent, un abri. Ils voudraient que je procède à une cérémonie propitiatoire à leur union et que je partage leur repas. Ils m’ont tendu un piège aussi. Ils prétendent que c’est souvent que Lys des Plages se préoccupe de mon appétit et de mes souhaits. Et moi je me dis qu’elle est peut être un peu jeune pour un homme de mon âge, Lys, mais après tout, pourquoi pas ?

Epilogue

Je n’ai pas très bien dormi, encore une fois. Mon rêve était étrange. Ni mauvais ni bon. C’est un rêve que je fais très souvent. Une jeune fille marche devant moi, dans une lande, vers la plage. Elle  garde la tête enfouie sous un pan de peau qu’elle ramène en rabat devant son visage. A un moment elle disparaît derrière un buisson et moi je me réveille. Et pourquoi se retournerait-elle vers moi, vieil homme qui traîne une lourde carcasse vide de force et qui en se réveillant hésite à étendre les jambes de peur de réveiller des douleurs aux genoux ? il y a longtemps que je sais que c’est mon soulagement qu’elle ne se soit pas retournée qui me réveille. Et je reste là dans le noir, Lys auprès de moi, à rêver à tout ce temps passé depuis notre arrivée dans cette terre, il y a si longtemps.
Du temps a passé depuis que nous sommes arrivés sur cette terre, si familière maintenant. Tant de cycles à suivre le gibier dans ses montées et ses descentes. Tant de saisons des feuilles passées à l’ombre de la Mère des Montagnes, là haut, vers ce lieu où le soleil ne s’aventure pas, à son plus haut. Et autant aux jours plus froids, sur la lande du bord de mer. Au fils du temps le groupe a prospéré, s’est accru. D’autres groupes sont arrivés et certains sont partis vers la terre située par delà la mer, au lieu où le soleil va, à son plus haut. Certains en reviennent avec des pierres fines bonnes pour les lances et les flèches des chasseurs. Ils repartent avec des peaux et des aiguilles en os. Des saisons ont passé et l’alliance avec Homme Montagne et Lion de Pierre est une bonne alliance. C’est moi qui ai réalisé ce pacte. Je suis celui qu’on appelle Homme Lion, celui qui parlait dans les cérémonies aux esprits et aux hommes, à nos départs vers la montagne et à nos retours vers les plages du bord de mer, à la saison de la chute des feuilles. Je leur parlais, ainsi que je l’ai fait lors de cette première cérémonie au cours de laquelle, soutenu par Chat et Corbeau, j’ai fait résonner pour la première fois les chants premiers au bord de la lèvre de Rocher Oreille, qui nous a prêté sa puissante voix ce jour là, et depuis ne nous a jamais fait défaut. Et ils m’écoutaient, esprits et hommes, moi et ces guerriers expérimentés capables de faire résonner la voix du noble, pour Lion de Pierre et de rouler des avalanches de roches, ô puissance d’Homme Montagne. Et les Maîtres des Animaux aiment la cérémonie. Dans leur assemblée, les Ancêtres, guidés par l’esprit d’Ecureuil, du lieu  sombre où ils résident, parlent pour nous. Je suis toujours écouté pour résoudre les querelles et j’arrive, toujours aidé par Chat ou Corbeau et d’autres plus jeunes, nés depuis, à faire revenir la paix. J’ai gardé en moi le souvenir du temps des difficultés, de l’effroi où nous vivions et la reconnaissance que nous devons à Lion de Pierre, Homme Montagne et Ecureuil. Grâce au pacte tranché, grâce à Femme qui Chante aujourd’hui les Esprits nous sont favorables, les chasseurs habiles, les jeunes femmes fécondes et les ventres des enfants tendus. Poisson et gibier ne nous font pas défaut. J’ai le sentiment de tout laisser en ordre. J’ai abandonné mes prérogatives. Devant toute l’assemblée du peuple j’ai mis au cou d’Autour, un des fils de Chat, le collier de griffes de lion. Maintenant ce sera à lui de diriger les cérémonies.
J’ai eu une bonne vie. J’ai été un chasseur émérite et un guerrier redouté. Les femmes m’ont recherché, je leur ai fait des enfants et je vis ce qui me reste à vivre sans souci. Je ne suis plus celui que j’ai été. Je ne chasse plus. Pourtant il y a toujours de la viande pour moi autour d’un feu ou d’un autre. J’ai vieilli, alors je regarde mon passé et je suis satisfait. Il me reste peu de temps pour profiter de cette paix et de cette abondance. De jour en jour mes forces me quittent. Le plus souvent je pense aux gens qui nous suivront, dans des saisons et des saisons des feuilles. Sauront-ils maintenir l’alliance avec Lion de Pierre et Homme Montagne ? que seront-ils, dans cette terre nouvelle pour eux ? j’aimerais leur laisser quelque chose de nous, de notre vie, de notre alliance avec les esprits des lieux. J’aimerais… mais je ne saurais le faire. Alors, que faire ? ah… si Rocher Oreille pouvait leur raconter, à ces gens qui vont venir, un jour. Si seulement… mais saura-t-il ? et je continue à rêvasser à l’ombre de l’arbuste. Et sans doute me suis-je endormi.
Le temps a fui et chaque jour qui passe mange le peu d’avenir qui me reste. J’imagine que cette idée m’amène encore une fois ce rêve. Ce rêve que j’espère et que je crains. De plus en plus souvent cette jeune femme me visite la nuit. Elle se laisse à chaque fois approcher de plus près, ombre ondoyante sur la lande et une nuit elle se retournera, soulèvera son capuchon et, me regardant dans les yeux m’adressera un sourire, éclair de dents blanches. Et alors…


Si j’ai bien suivi l’histoire Homme Lion est le dernier arrivé dans ce petit groupe qui le premier à passé dans ce coin de Corse Sud. J’ai le droit, c’est moi l’auteur, de le dire ainsi. Comme, après bien des tribulations  de le faire venir, cet Ulysse immémorial, d’un piémont des Balkans où paissent aurochs, chevaux et que parcourent des bandes de lions géants. Voyons la suite.